Quel avenir pour le Luxembourg ?

Changement de paradigme dans le secteur manufacturier

d'Lëtzebuerger Land du 16.12.2016

« Industrie 4.0 » en Allemagne, l’« Usine du Futur »en France ou encore le projet « Made Different » en Belgique, sont autant d’initiatives lancées ces dernières années pour aider les entreprises à franchir le pas de la modernisation de leur outil de production industrielle et de la transformation de leur modèle économique par le numérique. Qu’en est-il du Luxembourg et comment associer ces concepts au projet « Troisième révolution industrielle » mené par la Chambre de Commerce et le ministère de l’Économie, avec l’intervention de IMS Luxembourg ? Tour d’horizon du cadre historique avec illustrations à la clef.

Le Luxembourg peut actuellement se prévaloir d’une richesse et d’un niveau de vie sans pareil. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. Alors que la Première révolution industrielle, caractérisée par l’émergence de la machine à vapeur et de la mécanisation, était en plein essor au milieu du XIXe siècle dans des pays comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Belgique ou la France, le Luxembourg était encore un pays agricole avec quelques petites industries – tanneries, manufactures textiles, faïenceries, forges à l’ancienne, papeteries, brasseries – et était fortement marqué par l’émigration. En effet, poussés par l’espoir de sortir de la pauvreté, une grande partie des habitants ont quitté le pays en quête d’une vie meilleure.

Toutefois, pendant la période post-indépendance, le Luxembourg a su s’adapter aux grandes tendances technologiques de l’époque et poser les fondements de son essor économique au cours des années 1870 à 1914. Pour le Luxembourg, la Première révolution est allée de pair avec la Seconde révolution industrielle – période marquée par l’essor de l’électricité – qui a vu l’émergence fulgurante de la sidérurgie. À l’époque, le processus sidérurgique était principalement basé sur le charbon et la valorisation du gaz récupéré à la sortie des hauts fourneaux est à l’origine de la production d’électricité. La Groussgasmachinn à Differdange est le dernier témoin de cette période. Un autre coproduit de la production d’acier étaient les scories Thomas, engrais phosphatés qui permettaient d’augmenter significativement les rendements agricoles. Longtemps isolé, l’admission du pays dans le Zollverein allemand coïncide avec l’ouverture de l’économie luxembourgeoise et l’apparition des premières lignes de chemin de fer qui ont, par la suite, favorisé le développement socio-économique du pays tant au niveau technique, économique qu’en matière de cohésion sociale.

La Troisième révolution industrielle, quant à elle, s’est caractérisée par l’automatisation et les premiers ordinateurs. Après la Seconde Guerre mondiale, le Luxembourg a été principalement un technology taker et l’industrie s’est développée grâce à ce facteur, pour rester globalement compétitive. Les industries des États-Unis et la sidérurgie ont ainsi été à la pointe du progrès technologique après s’être développées de façon continue pour devenir la principale source de création de valeur. Au-delà de l’apport technologique, cette richesse a été rendue possible par l’ouverture croissante des marchés à l’exportation, facilitée par la création de l’OCDE et l’éclosion de l’Union européenne.

Aujourd’hui, les transformations technologiques issues de la Quatrième révolution industrielle vont sans doute avoir un impact tout aussi fondamental sur les structures économiques des pays développés. La 46e édition du Forum de Davos a d’ailleurs été consacrée à la Quatrième révolution industrielle, dont le concept s’inspire fortement de l’Industrie 4.0. Force est de constater que les théories développées par Klaus Schwab dans La quatrième révolution et celles présentées par Jeremy Rifkin dans La troisième révolution industrielle, sont similaires. Les deux théories décrivent le même phénomène, à savoir la transformation digitale rapide de l’économie mondiale qui devrait ouvrir de nouvelles perspectives de croissance grâce à la valorisation des données, l’optimisation des flux et des performances énergétiques, la digitalisation, la connectivité, la généralisation des imprimantes 3D et l’émergence des bio- et nanotechnologies, et qui devrait également marquer la fin de l’ère carbone.

Indépendamment de l’intitulé de cette révolution, le constat reste le même : la digitalisation et les phénomènes qui en découlent, ainsi que le réchauffement climatique, ont un impact sur l’économie mondiale, faisant émerger de nouveaux défis, mais également des opportunités réelles pour les entreprises.

En raison de son économie ouverte orientée vers l’exportation et de sa dépendance des apports étrangers, la transformation numérique et la révolution énergétique auront lieu – avec ou sans le Luxembourg – et avec toutes les conséquences et changements que cela implique. À ce titre, le Luxembourg n’a pas d’autre choix que de s’adapter et devenir un facilitateur de référence et un créateur de numérique en embrassant également la dimension sociale, de sorte qu’il puisse améliorer la situation et la qualité de vie de ses habitants.

Face à ces changements, à quoi ressemblera la production manufacturière de demain ? Aujourd’hui, la production industrielle est encore largement dictée par le principe des économies d’échelle permettant de baisser le coût unitaire d’un produit en accroissant la quantité de sa production. En tant qu’« usine du monde », la Chine représente probablement le stade ultime de ce modèle qui a pour credo de produire en grandes quantités de produits standardisés et de moins en moins chers. Ces dernières décennies, les processus d’externalisation et les délocalisations vers les pays émergents et les sites de production aux quatre coins du monde ont conditionné l’image de l’industrie manufacturière.

Or, les nouvelles technologies de rupture et les tendances numériques en marche pourraient conduire d’ici peu à un changement de paradigme. L’industrie de demain sera davantage axée sur l’agilité des entreprises privilégiant les modes de production flexibles et les outils de production reconfigurables, capables de fournir des produits et services individualisés, en temps réel. La nouvelle offre des entreprises ne se limitera plus à fournir des biens, mais visera à répondre aux besoins spécifiques des clients (mobilité, information, logement, maintenance, loisirs, durabilité, etc.). L’ancienne distinction entre biens et services sera progressivement amenée à disparaître.

Les changements auxquels les industries seront confrontées, seront d’ordre technologique et remettront également en cause l’organisation et les business models traditionnels. La demande sera en constante évolution et les cycles d’innovation deviendront de plus en plus courts. Il sera donc essentiel que le processus de production puisse s’adapter aux besoins des clients et soit capable de garantir la qualité et la traçabilité des produits, tout en fournissant des solutions globales et les services associés.

Les principales technologies qui marqueront la Troisième révolution industrielle de Rifkin, voire la Quatrième révolution industrielle du Forum de Davos, seront notamment basées sur l’« Internet des objets » (Internet of things), composante majeure de l’ère de la numérisation. En l’appliquant à l’industrie manufacturière, les personnes, les appareils et les systèmes seront interconnectés tout au long de la chaîne de valeur de production, facilitant ainsi la mise à disposition de toutes les informations pertinentes en temps réel – les fournisseurs, les entreprises manufacturières et les clients – à l’aide du big data ou du cloud. À ceci s’ajouteront des outils comme la simulation virtuelle et l’imprimante 3D permettant d’augmenter la flexibilité et la réduction du time to market.

Il en va de même pour les écotechnologies, actuellement en plein essor et pouvant offrir des solutions pour réduire l’empreinte environnementale. Souvent couplées à des systèmes de gestion intelligente, elles permettent à la fois l’optimisation de l’emploi des ressources, la réduction de la consommation, la possibilité de récupération des sources de chaleur, voire l’utilisation de nouvelles sources renouvelables et leur stockage de façon à pouvoir les utiliser quand le besoin se présente. Les biotechnologies, les nouveaux matériaux et les nanotechnologies – couplées ou non aux technologies de l’information – permettront de créer des produits ou applications ayant des propriétés radicalement nouvelles en termes de fonctionnalités et d’empreinte environnementale. De nouveaux modèles d’affaires, tels que l’économie du partage, souvent étroitement liée aux principes de fonctionnement de l’économie circulaire, feront leur apparition.

Ces phénomènes entraîneront la disparition de l’ancienne nomenclature industrie/services. Une nouvelle économie est en train de se développer, au sein de laquelle la valeur d’usage prime sur la propriété. On ne produira plus un bien, mais on concevra des services, dont les consommateurs (ou les « prosommateurs ») auront besoin. Que ce soit pour se loger (Airbnb), se déplacer (Uber, Blabla Car), écouter de la musique, voir un film (Spotify, Netflix) ou même, laver ses vêtements (projet Electrolux) ! En outre, les énergies renouvelables, l’impression 3D ou encore les plateformes d’intermédiation devraient se mettre en place à travers des réseaux de distribution décentralisés, en établissant des liens directs entre producteurs individuels et consommateurs.

L’impact du numérique et de ses opportunités devrait également inciter la sphère académique à se poser des questions sur la validité des théorèmes économiques actuellement en vigueur. Les règles du jeu de l’économie mondiale changent : la fin de la loi des rendements décroissants, étroitement liée au concept du coût marginal – coût de production d’une unité supplémentaire – tendant vers zéro, remet en question le modèle classique de la formation des prix. Il y a donc nécessité d’imaginer des modèles de formation des prix de type monopoliste, où le prix peut être formé grâce à des barrières d’entrée souvent protégées par les droits de propriété intellectuelle (par exemple Apple ou Google) et qui donne lieu à un nouveau défi, à savoir : l’émergence d’un écosystème qui n’a pas été structuré pour favoriser la concurrence entre plusieurs entreprises (« The winner takes it all »).

Les acteurs sur le territoire luxembourgeois évolueront sous la pression continue des changements technologiques et organisationnels et dans un marché mondial en constante évolution. Chaque entreprise devra façonner son développement en fonction des enjeux auxquels elle doit faire face. La responsabilité de réaliser un état des lieux de sa propre situation, de s’adapter et d’activer les leviers nécessaires aptes à renforcer sa compétitivité globale, incombe à chacune.

Au Luxembourg, bon nombre d’entreprises se sont déjà engagées dans la voie Industrie 4.0. À titre d’exemple, Tarkett, spécialiste de revêtements des sols, s’est vu décerner le prix de l’innovation de la Fedil pour le projet Impression numérique pour revêtement de sol en vinyle. Cette technologie d’impression permet à Tarkett de produire des designs uniques avec une rapidité d’exécution de la commande, tout en offrant la possibilité aux clients de personnaliser le produit. La société a également fourni des efforts considérables en matière d’économie circulaire. Plutôt que d’acheter, les clients peuvent louer des dalles de moquette avec tous les services associés, tels que l’installation et la récupération à des fins de recyclage.

Husky Injection Moulding System a également réalisé des investissements substantiels dans sa ligne de production pour faire face à la complexité croissante des solutions demandées par la clientèle en matière de canaux chauds et de régulateurs de température. La nouvelle ligne de production permet de proposer des délais encore plus courts, voire de réduire les sources de déchets et de variabilité dans le processus de moulage par injection.

La gestion intelligente de la consommation énergétique joue un rôle majeur dans le déploiement de l’Industrie 4.0 et fait partie intégrante de la stratégie Rifkin. Avec la mise en place récente des premiers compteurs intelligents permettant une lecture presque permanente de la consommation énergétique à distance, nous jetons les bases de l’optimisation des flux de consommation énergétiques et ouvrons ainsi la voie à des bâtiments communicants.

La combinaison des bouleversements technologiques, de la remise en cause de plusieurs lois économiques qui ont façonné le capitalisme moderne (économies d’échelle, rendements décroissants conduisant à des situations de coûts marginaux zéro, etc.), de nouvelles formes en matière de relations du travail (ubérisation des rapports de travail) et d’une nouvelle approche du fonctionnement de certains marchés (prosommateurs) laissent penser que nos systèmes économiques et sociaux devront bientôt faire face à des changements profonds auxquels toutes les parties prenantes doivent se préparer.

Pour les entreprises, et en particulier les industries, le défi consistera à embrasser les nouvelles technologies pour transformer leur offre afin non seulement d’éviter d’être mis hors marchés mais surtout pour saisir les nouvelles opportunités offertes par l’impression 3D et les big data, sous peine d’être évincées. Pour ce faire, elles devront revoir leur stratégie à long terme. Les PME/PMI pourront s’appuyer sur l’expertise de Luxinnovation, dont la Chambre de commerce et la Fedil sont membres fondateurs, afin d’être guidées en matière de veille technologique et de stratégie de transformation (par exemple plateforme Industrie 4.0).

Outre l’innovation technologique, le développement des collaborateurs et la formation continue ont une importance capitale pour préparer l’avenir. De même, les nombreuses initiatives privées (Future Lab, Incubateur Paul Wurth,...) ou développées en mode PPP – partenariat public-privé – (incubateurs, Nyuko, House of Fintech, et cetera) visent à promouvoir les initiatives de l’entrepreneuriat (House of Entrepreneurship) dont notre économie a besoin pour développer les entreprises de demain.

L’État a une grande responsabilité pour former les jeunes aux compétences dont ils ont besoin et doit lui-même se préparer à introduire les enseignements de la Troisième révolution industrielle dans son propre mode de fonctionnement et dans les politiques qu’il engagera notamment en matière d’économie, d’énergie, d’aménagement du territoire, de transports ou dans le domaine social. Dans ce dernier domaine, il appartiendra sans doute aux partenaires sociaux de participer activement à la définition du nouveau modèle social et économique compatible avec la Troisième révolution industrielle. À cet effet, le gouvernement allemand, par le biais de la ministre du travail, vient de rendre public un livre blanc intitulé Arbeiten 4.0, dont l’objectif est précisément d’imaginer les relations de travail de demain compatibles avec le projet Industrie 4.0, également né en Allemagne.

Jérôme Merker est attaché d’affaires économiques auprès de la Chambre de commerce et membre du comité de pilotage « Troisième révolution industrielle ». Michel Wurth est président de la Chambre de commerce et de l’Union des entreprises luxembourgeoises..
Michel Wurth, Jérôme Merker
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