Biennale de Venise

Entre avant-garde et « terrorisme esthétique »

d'Lëtzebuerger Land du 29.07.2011

Depuis 2001, le Musée des Beaux-Arts de Taipeh, en tant qu’organisateur officiel du pavillon taïwanais à la Biennale de Venise, loue une grande salle du premier étage du Palazzo delle Prigioni. Cette ancienne prison est directement située sur la place San Marco, ce qui est un des meilleurs emplacements pour un pavillon national qui n’est pas situé sur le site classique des Giardini. Depuis la fin des années 1980, le nombre des nations qui participent à la Biennale d’art contemporain de Venise est en constante augmentation, et l’exposition s’est peu à peu diffusée dans toute la ville. Le fait de pouvoir louer un lieu tel que l’ancienne prison de la ville garantit du moins une facilité d’accès pour la plupart des visiteurs de la Biennale, mais aussi pour un très grand nombre de touristes journaliers pour lesquels l’art contemporain n’est pas la motivation première de leur visite.

Cette année cependant, le contenu du pavillon national de Taiwan semble transcender ces soucis de la stratégie d’exposition et de communication culturelle. La curatrice indépendante et critique d’art Amy Cheng, nommée comme commissaire du pavillon a décidé de proposer un « soundscape » qui représenterait l’état actuel d’une partie de la société taïwanaise : celle des laissés-pour-compte d’une société postindustrielle sur le déclin. Sous le titre de The Heard and the Unheard, les deux artistes sélectionnés, Hong-Kai Wang et Yu-Hsien Su, proposent une plongée visuelle, mais essentiellement sonore, dans deux univers marginaux de la société de production et de consommation.

Dans un contraste étonnant avec le lieu d’exposition, qui, comme une grande partie de la ville de Venise, ressemble à un musée d’art ancien dont on aurait enlevé une grande partie de la collection permanente, les travaux des deux artistes taïwanais sont représentés par une installation à caractère éphémère et à l’esthétique bricolée. Et c’est avec le travail de Hong-Kai Wang que s’est établi un lien inattendu avec une des institutions luxembourgeoises d’art contemporain : le Casino Luxembourg (voir d’Land du 20 mai et du 10 juin 2011). Cette artiste a été la première à bénéficier d’une résidence d’artiste financée et produite par le Casino. Dans le prolongement du travail pour lequel elle avait réalisé des enregistrements sonores dans différents sites industriels au grand-duché, elle a décidé d’effectuer une sorte de retour aux sources grâce aux moyens du cinéma documentaire, avec la collaboration du cinéaste luxembourgeois Yann Tonnar.

Hong-Kai Wang a invité des ouvriers retraités d’une ancienne usine sucrière, située dans sa ville natale de Huwei, à participer à un atelier visant à leur apprendre à manipuler du matériel d’enregistrement sonore. À partir de là, les ouvriers retraités et des membres de leur famille ont documenté, sur les sites de la raffinerie de sucre de la Taiwan Sugar Corporation, des sons qui ont servi de matériel de base au travail artistique actuel de l’artiste. Cela produit un contraste pour le moins surprenant avec l’environnement de Venise et plus directement avec le lieu d’exposition du Palazzo delle Prigioni.

Hong-Kai Wang a tenté d’introduire une situation qui se détache radicalement de l’environnement de la Ville et de son ambiance touristique et kitsch. Tout comme Yu-Hsien Su, le deuxième artiste du pavillon taïwanais, qui s’intéresse aux marginaux de la société taïwanaise. Par exemple ce percussionniste, aujourd’hui SDF, vivant sous les piliers de l’autoroute numéro dix, qui est filmé et enregistré en train de tambouriner sous le gigantesque autostrade en béton qui lui sert d’amplificateur à sa rage de jouer.

La curatrice Amy Cheng a élargi son concept de paysage sonore de Taiwan en incorporant un bar fonctionnant comme une audiothèque. Une bibliothèque sonore, qui révèle une scène artistique où pop et contestation sociale sont intrinsèquement liés. Depuis la suppression de la loi martiale en 1987 s’est développée une scène artistique indépendante très active dans le médium sonore. Entre avant-garde et « terrorisme esthétique »1 une contre-culture d’origine étudiante a su se manifester à partir du milieu des années 1990, par exemple au sein du Taipei Broken Life Festival.

Cette association d’activisme social, d’exploration du monde et de la condition ouvrière dans le domaine du son et de la musique underground sont un aspect essentiel du pavillon taïwanais, lequel, dans son aspect d’installation provisoire, dans l’ancienne prison de Venise, montre une position bien plus critique, que les artistes sélectionnés pour la République populaire de Chine. Alors que l’ouverture de la 54e édition de la Biennale de Venise était marquée par l’arrestation de Ai Wei Wei, les relations culturelles entre Taiwan et la Chine populaire n’étaient pas vraiment à l’ordre du jour.

En 2009, Lin Chi-Ming, professeur associé du département des arts plastiques et du design de l’Université de l’éducation de Taipeh, était l’invité du Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, dans le cadre du cycle de conférences des Mardis de l’art. Après la conférence, Lin Chi-Ming a alors confirmé que les relations, même culturelles, avec la République populaire de Chine étaient « difficiles », et que le succès phénoménal des artistes chinois contemporains n’était pas très bien perçu parmi les artistes contemporains résidant à Formose. Selon Lin Chi-Ming, beaucoup d’artistes de Taiwan se sentiraient comme les oubliés du grand bond en avant culturel chinois. Effectivement, la République populaire de Chine a depuis lors fixé le développement culturel comme priorité, pour la première fois de son histoire, dans le plan quinquennal.

Le pavillon national de Taiwan est ouvert, comme toute la Biennale de Venise jusqu’au 27 novembre ; www.labiennale.org.
Christian Mosar
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