L’économiste Thomas Piketty, l’historien Pascal Ory, l’écrivain Nicolas Mathieu et le Luxembourg

Qu’est-ce qu’un petit pays ?

d'Lëtzebuerger Land du 25.12.2020

« La formule du « petit pays » est, par exemple, une référence structurante au Luxembourg. » Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, la citation ne provient pas d’une monographie portant sur le Grand-Duché de Luxembourg, mais d’une étude macro-historique placée dans une « perspective planétaire » parue tout récemment aux éditions Gallimard. Déjà le titre de l’ouvrage Qu’est-ce qu’une nation ? Une histoire mondiale1, révèle la démarche scientifique ambitieuse de l’historien Pascal Ory (*1948), dont l’un des axes de recherche porte depuis les années 1980 sur la mise en question du concept de nation dans la longue durée.

En reprenant le titre de la célèbre conférence que l’écrivain, philosophe et membre de l’Académie française Ernest Renan (1823-1892) a tenue le 11 mars 1882 à la Sorbonne, le professeur émérite à l’université Panthéon-Sorbonne2 (Paris I) met résolument son travail dans le sillon des grandes études de l’historiographie hexagonale portant sur les questions de la nation et des identités collectives, comme L’Identité de la France de Fernand Braudel (1902-1985), paru en trois volumes en 1986-1987, ainsi que Lieux de mémoires, ouvrage collectif dirigé par Pierre Nora (*1931) et édité de 1984 à 1993 en sept volumes répartis en trois tomes, à savoir La République, La Nation et Les France.

À l’opposé de Braudel et de l’équipe d’historiens sous la houlette de Nora, qui centraient leurs recherches sur le seul cadre national français, Ory propose dans son essai d’envergure une analyse historique à l’échelle mondiale du concept de la nation, « cet imaginaire toujours en construction », tout en se référant dans son livre à ce « petit pays » qu’est le Luxembourg (Ory 2020 : 387).

L’on se doit de ne point réduire cette incursion référentielle au Luxembourg aux seuls effets du hasard puisqu’un autre chercheur universitaire français de renom international publia tout juste un an avant Ory l’ouvrage Capital et Idéologie3, un pavé d’histoire et d’analyse macro-économiques de 1 200 pages dans lequel les références au Luxembourg ne sauraient être réduites à l’effet d’une lubie.

L’auteur de cette somme n’est autre que Thomas Piketty (*1971), directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris (EHESS). Déjà au début de sa carrière de chercheur, il signe en 2001 une publication appréciée au-delà du milieu académique, à savoir Les hauts revenus en France au XXe4 siècle. Puis, en 2013, paraît son livre Le capital au XXIe5 siècle - qui connaît un succès mondial avec plus de 2,5 millions d’exemplaires vendus et dans lequel le très médiatisé économiste épingle déjà le Luxembourg, entre autres dans le contexte des « transmissions automatiques d’informations bancaires » (Piketty 2013 : 846-852).

« Dissonance idéologique, dumping fiscal et syndrome du petit pays »

Dans son dernier ouvrage, Piketty présente une fresque mondiale des régimes inégalitaires à travers les époques et les continents tout en insistant sur les différentes idéologies censées légitimer, voire justifier les inégalités socio-économiques que l’histoire humaine a connues jusqu’à nos jours. L’ouvrage est qualifié de « monumental » par l’économiste Branco Milanović (*1953), et l’on ne saurait s’aventurer à une présentation thématique en quelques lignes de Capital et Idéologie.

Retenons pour le propos de notre essai que l’une des thèses pikettyennes majeures consiste à démontrer que depuis la mise en place d’un ordre socio-économique néolibéral à l’échelle mondiale durant les années 1980, les politiques fiscales favorisent systématiquement le capital. Un état de fait qui provoque la montée des inégalités sociales.

Pour sortir de cette spirale néfaste, Piketty préconise ente autres pour l’Union européenne (UE) une « transformation sociale-fédéraliste de l’Europe », c’est-à-dire un processus visant la mise en place d’une « union politique et fiscale renforcée ». Et l’économiste de l’EHESS de la nommer « Union parlementaire européenne (UPE) », tout en lui conférant une fonction visant à « combler le déficit européen de justice fiscale, sociale et climatique » (Piketty 2019 : 1050 et 1051) afin de lutter contre toute forme de dumping fiscal et de promouvoir « la progressivité de la fiscalité ».

Piketty se veut dans un premier temps plus que rassurant quant à son projet européen : « Si les membres de l’UPE parviennent à démontrer que leur union renforcée fonctionne correctement […], alors on peut espérer que la quasi-totalité des États membres de l’UE rejoignent l’UPE en quelques années, ou peut-être même immédiatement. » Après cette envolée bien optimiste, il tempère son enthousiasme en soulignant qu’« [e]n pratique, il est probable que les États qui ont beaucoup misé sur le dumping fiscal, comme le Luxembourg et l’Irlande, se battront farouchement contre ce projet » (Piketty 2019 : 1051).

Selon Piketty, ces pays européens de moyenne et de petite dimension saborderont non seulement tout projet d’union politique et fiscale renforcée, mais s’opposeront également à toute sanction visant à endiguer la concurrence fiscale tant au sein de l’Union européenne qu’au niveau continental : « Dans le contexte européen, il est probable que, si l’Allemagne, la France et l’Italie avaient adressé (ou adressaient à l’avenir) de telles menaces à l’encontre du Luxembourg ou de la Suisse, alors ces pays ne manqueraient pas d’expliquer que de telles sanctions ne sont pas conformes aux traités européens existants » (Piketty 2019 : 1053).

À lire Piketty, c’est donc par le biais de la question du « dumping fiscal » qu’il appréhende les politiques économiques des petits pays européens face aux grandes puissances du Vieux Continent, en épinglant surtout leurs pratiques fiscales, notamment en insistant sur le « scandale dit LuxLeaks (Luxembourg Leaks), révélé par un consortium international de journalistes en novembre 2014 ». Information à laquelle il ajoute que tout cela se passe « au moment même où Jean-Claude Juncker prenait ses fonctions comme président de la Commission européenne » (Piketty 2019 : 794).

Que révèlent les documents « LuxLeaks » ? Entre 2000 et 2012, à une époque où Jean-Claude Juncker était Premier ministre du Luxembourg, mais également ministre des Finances (jusqu’en 2009), et président de l’eurogroupe, les gouvernements luxembourgeois avaient « pratiqué à grande échelle un système d’accords confidentiels entreprise par entreprise (les « récrits fiscaux ») permettant à des grandes compagnies de négocier en toute opacité des taux d’imposition inférieurs aux taux officiels (pourtant déjà fort réduits au Luxembourg) ». Puis de souligner : « Personne ne fut vraiment surpris d’apprendre que le Luxembourg pratiquait l’évasion fiscale » (Piketty 2019 : 794).

Piketty recourt une seconde fois au « cas luxembourgeois » lorsqu’il propose une analyse portant sur les positionnements et stratégies des petits pays européens en matière de politique fiscale. Dans le sous-chapitre intitulé « Dissonance idéologique, dumping fiscal et syndrome du petit pays » (Piketty 2019 : 1061-1064), il en présente la grille explicative suivante : « Il faut également souligner à quel point les tentations de la concurrence fiscale peuvent être fortes, y compris pour des communautés dont l’idéologie initiale ne penchait pas particulièrement de ce côté-là. Le Luxembourg, avant de devenir un paradis fiscal, n’avait aucune prédisposition idéologique particulière à se comporter de cette façon. Mais à partir du moment où l’organisation de la mondialisation (et en particulier les traités sur la libre circulation des capitaux) permet de se lancer dans ce type de stratégie, alors la tentation du dumping devient trop forte, quelles que soient les préventions de l’idéologie initiale. » (Piketty 2019 : 1061-1062.)

Et d’ajouter : « Ceci est particulièrement vrai pour les pays de petite taille, qui relativement à la taille de leur économie peuvent espérer attirer des investissements et surtout des bases fiscales importantes (réelles ou fictives) du monde qui les entoure, ce qui peut plus que compenser les pertes de recettes domestiques liées à la baisse des taux d’imposition sur les contribuables aisés. » (Piketty 2019 : 1062.)

Pour sévères que puissent être interprétés les propos de Piketty – surtout par les milieux bancaires ou gouvernementaux du Luxembourg –, il convient d’admettre que les notions de « paradis fiscal » et de « dumping fiscal » correspondent, dans une certaine mesure, à une réalité politico-économique grand-ducale. Et contrairement aux affirmations de Piketty, celles-ci s’inscrivent bel et bien dans une durée quasi séculaire de la politique économique de l’État luxembourgeois (Thomas 2016 ; Majerus 2020 : 120).

Pour preuve, le Luxembourg avait déjà introduit dès la fin des années 1920 « un embryon offshore dans sa législation » (Thomas 2016) en adoptant la loi du 31 juillet 1929 sur le régime fiscal des sociétés de participations financières (holding companies). Communément connue sous le terme « loi Holding 1929 », celle-ci peut être considérée comme étant à l’origine de cet état de fait que d’aucuns considèrent comme étant le « paradis fiscal » luxembourgeois.

C’est d’ailleurs ce risque d’une dégradation durable de l’image du Luxembourg au niveau international qui conduira Pierre Krier (1885-1947) à se montrer sceptique sur la « loi Holding 1929 ». Dans la publication Pierre Krier. Ein Lebensbild parue en 1957, l’on cite dix ans après sa mort l’ancien syndicaliste et ministre du Travail et de la Prévoyance sociale au sujet des « Finanz- und Fiskalfragen » durant les années 1930 : « Wenn auch Luxemburg finanzielle Vorteile aus der Gründung und dem Funktionieren der Holdings genoß, so litt doch sein Prestige und sein Ruf dadurch in der ganzen Welt. » (Cit. dans Krier 1957: 179; Thomas 2016.)

C’est au temps de son exil londonien durant la Seconde Guerre mondiale que le ministre Krier avait noté ces considérations auxquelles il avait pris soin d’ajouter les lignes suivantes : « Es erscheint mir notwendig, daß wir versuchen müssen, in Zukunft sorgsam alles zu vermeiden, was uns ähnlichen Schaden zufügen könnte. Im neuen Europa werden wir, besonders als kleines demokratisches Land, über unsere Ehre und unsern guten Ruf wachen müssen. » (Cit. dans Krier 1957: 179-180; Thomas 2016.)

Malheureusement, cette prise de position politique aux accents prémonitoires ne sera guère suivie ni par les gouvernements luxembourgeois des Trente Glorieuses ni par les coalitions gouvernementales des décennies suivantes. Bien au contraire, comme le souligne d’ailleurs le journaliste et historien Bernard Thomas (*1983) dans son article « Naissance d’un paradis fiscal », la politique grand-ducale de l’attractivité fiscale sera élargie par le développement « au cours des années 1990, [d]’une industrie de l’optimisation fiscale ». Citons à cet égard entre autres « l’introduction des rulings en 1989 ; la création des Soparfi en 1990 ; l’exonération des plus-values en 1991 » (Thomas 2016).

Bien évidemment, comme le fait remarquer Piketty dans Le capital au XXIe siècle et dans son Capital et Idéologie, la politique de la finance « offshore » à la luxembourgeoise s’explique en premier lieu par l’émergence d’un ordre économique néolibéral renforçant le « capitalisme patrimonial mondialisé » (Piketty 2013 : 835), ainsi que par l’absence d’harmonisation fiscale et par la mise en place du marché européen unique.

Encore faudrait-il inclure dans ce contexte les effets de la crise économique généralisée des années 1970 et le choc pétrolier de 1973, puis l’affaiblissement du secteur sidérurgique tant nord-américain qu’européen, dont les répercussions socio-économiques frappent de plein fouet le Luxembourg. Un Luxembourg dont la richesse et la croissance économique dépendent depuis la révolution industrielle d’une sidérurgie à portée mondiale.

C’est dans ce contexte qu’interviennent d’abord discrètement, puis plus résolument les actions des gouvernements luxembourgeois pour promouvoir l’essor d’un secteur bancaire. Celui-ci ne peut que profiter d’une législation réputée bien complaisante pour attirer des capitaux et des investissements étrangers. Relevons parmi ces mesures, entre autres, le secret bancaire, l’absence de retenue à la source sur le paiement des intérêts et dividendes sur les titres étrangers pour les non-résidents, ainsi que la dispense de l’obligation de constituer des réserves pour les établissements bancaires.

Le Luxembourg en tant qu’État de petite dimension utilise ainsi ses pouvoirs de souveraineté pour développer une économie bancaire ainsi qu’un pôle d’attraction d’envergure internationale pour les investisseurs étrangers. À eux de faire perdurer désormais la richesse de l’économie nationale que la sidérurgie avait assurée depuis la révolution industrielle ! En d’autres termes, la réussite économique du Luxembourg postindustriel est en grande partie assurée par un secteur bancaire profitant à la fois des normes de la législation luxembourgeoise et du contexte macro-économique européen et mondial.

C’est du moins ce que l’on peut dégager des travaux de synthèse comme Les fruits de la souveraineté nationale, publication présentée en 2001 par l’économiste et politicien libéral André Bauler (*1964), voire les récits historiques de Gilbert Trausch (1931-2018), parmi lesquels il convient de citer Le Luxembourg. Émergence d’un État et d’une Nation, édité en 1989. Le fait d’insister sur la réussite économique du Grand-Duché nous donne l’impression que pour ces deux « public intellectuals », l’accès du Luxembourg moderne à la prospérité a contribué, à son tour, à légitimer et le droit à la souveraineté et le droit à l’indépendance de l’État de petite dimension (Wey 2011 : 29).

Or, comme pour tout pays, droits souverains et régaliens ne sauraient s’appliquer que dans un État pleinement indépendant – fût-il de petite dimension. Cependant ce droit et à l’indépendance et à la pleine souveraineté fut longuement contesté par les puissances voisines du Luxembourg – c’est-à-dire aussi bien par la Belgique que par la France après la Première Guerre mondiale, mais surtout par l’Allemagne, comme en font preuve les occupations de 1914 à 1918 et de 1940 à 1944 (Wey 2011 : 29).

« Luxembourg/Singapour/Taïwan »

Pascal Ory revient dans Qu’est-ce qu’une nation ? Une histoire mondiale au « nation building grand-ducal » dans l’une des subdivisions de son sous-chapitre « Géopolitique mondiale », à savoir la section « Luxembourg/Singapour/Taïwan ». Selon l’historien de la Sorbonne, ces pays de prime abord si différents l’un de l’autre partagent un état de fait politique déterminant, c’est-à-dire celui « de la mise en crise d’un État que des rapports de forces géopolitiques défavorables menacent dans son unité, voire dans son existence même. Dans ce cas de figure, le constat ne semble pas souffrir d’exception : la survie et la confortation sont la règle » (Ory 2020 : 385-386).

C’est par ces propos que l’historien parisien entame ses considérations analytiques sur les petits États-nations que sont Taïwan, Singapour et le Grand-Duché de Luxembourg (Ory 2020 : 386-390) dans son « immense panorama », dans lequel il « actualise et universalise hardiment le problème « d’histoire et de théorie politiques » qui hante les identités et les destinées contemporaines », entre autres la question de la nation (Rioux 2020 : 80).

Ory fait preuve d’un intérêt intellectuel sincère dans sa démarche scientifique portant sur l’État-nation luxembourgeois. Un pays dont l’histoire contemporaine lui est familière, ne serait-ce que pour avoir dirigé en sa qualité de professeur d’histoire contemporaine à Paris I un travail de Master 2 soutenu en 2009 et publié en 2011 par Bernard Thomas sur Le Luxembourg dans la ligne de mire de la Westforschung 1931-1940 (Thomas 2011). Ory a également codirigé avec le professeur d’histoire luxembourgeois Michel Pauly la thèse de doctorat de Vincent Artuso portant sur La collaboration au Luxembourg durant la Seconde Guerre mondiale 1940-1945, travail soutenu en 2011 pour être finalement édité en 2013 (Artuso 2013).

Retenons d’emblée que le grand mérite intellectuel du professeur Ory est de présenter quelques éléments clés de cet État-nation de petite dimension qu’est le Luxembourg tout en évitant le piège des a priori et des partis pris. Il s’interdit ainsi une perception hautaine de ces « petits pays », « auxquels le regard condescendant des grands n’accorde généralement qu’une attention fugace et amusée ». En revanche, l’historien de la Sorbonne essaie de présenter au lecteur un développement analytique visant à appréhender le bien-fondé systémique des « petits pays » : « Si on les prenait plus au sérieux on y verrait pourtant à l’œuvre un facteur d’identification dont l’efficacité est vérifiable. » (Ory 2020 : 386.)

C’est à partir de ces préceptes que l’historien français entame sa brève étude sur le Luxembourg, ce « petit pays » auquel il accorde une fonction de référence conceptuelle. Ainsi retient-il sous forme de note de bas de page que « la formule du ‘petit pays’ est, par exemple, une référence structurante au Luxembourg. Elle fut brandie en 1939, à la veille d’une guerre mondiale qui vit l’occupation totale du Grand-Duché par le Troisième Reich » (Ory 2020 : 386).

À ce « petit pays » situé aux marges de la France du Nord-Est, Ory consacre un développement concis dans lequel il retient d’abord les constats suivants : « Nul doute, par exemple, qu’à l’orée du XXIe siècle la spécificité luxembourgeoise, démentant les analyses qui ne voyaient dans le Grand-Duché qu’une principauté d’opérette, soit sortie renforcée de la traversée du siècle précédent. Celui-ci avait pourtant vu le ‘petit pays’ deux fois annexé par l’Allemagne (1914 et 1940), menacé de voir son identité se diluer dans le processus d’union européenne et objet, le succès économique se confirmant, d’un taux d’immigration record (48 pour cent d’étrangers en 2018, dont un tiers de Portugais). » (Ory 2020 : 387.)

Et d’ajouter : « Toutes ces vicissitudes se sont retournées en autant de facteurs de consolidation nationale : l’impérialisme germanique a suscité, en retour, des politiques de réassurance nationale, le projet européen a grandement bénéficié à cet État faisant preuve d’un européisme modèle, enfin l’afflux d’immigrés a motivé une politique d’intégration qui, contre toute attente, a renforcé le statut de la langue luxembourgeoise, imposée, au même titre que l’allemand et le français, dans le cursus de tous les élèves. Une même préoccupation de renforcement identitaire est à l’origine d’initiatives analogues dans des cadres culturels aussi différents que celui d’Andorre ou des Émirats arabes unis, ayant cependant en commun l’attractivité économique et, par voie de conséquence, à leur échelle, une considérable immigration. » (Ory 2020 : 387-388.)

Que pourrait-on ajouter à ce survol analytique, sinon de formuler des réserves quant aux affirmations que la langue luxembourgeoise ait de fait le même statut que l’allemand et le français dans les programmes de l’enseignement primaire et secondaire et de comparer la situation grand-ducale à celles des Émirats arabes unis et d’Andorre ? Bien entendu, l’on pourrait mener à partir de cette approche succincte une discussion plus affinée et approfondie sur le bien-fondé tant systémique qu’idéologique du concept de l’État-nation luxembourgeois, ce « petit pays » multiculturel, économiquement riche et intégré dans une structure supranationale, à savoir l’Union européenne. Les travaux sur la nation luxembourgeoise ne manquent d’ailleurs pas.

Citons entre autres La Nation luxembourgeoise du politologue Daniel Spizzo (*1968), étude parue en 1995, ou bien les multiples études de Gilbert Trausch parmi lesquelles nous nous limitons à mentionner l’un de ses derniers articles intitulé « D’un concept de la nation à un autre » paru dans la revue Forum en 2007. Trausch y souligne : « Le statut précaire de leur État n’a pas empêché les Luxembourgeois de s’atteler à la tâche d’en faire une entité durable et stable. » (Trausch 2007 : 24.)

Un constat que Trausch partage avec Pascal Ory. Celui-ci prend soin de souligner que durabilité et stabilité ne sont ni l’apanage du Luxembourg, ni celui d’autres « petits pays » d’Europe : « En revanche l’histoire récente de Singapour rejoint celle de certains « micro-États » européens pour prouver que la taille ne fait rien à l’affaire et que, loin d’être en voie d’occultation douce, ces entités ont réussi jusqu’à présent à utiliser l’aisance économique pour renforcer leur identité culturelle, déjouant les prophéties qui leur promettaient une totale submersion. » (Ory 2020 : 387.)

Ce qu’ignore probablement Ory, c’est le fait que Singapour constitue depuis des décennies un modèle de développement économique que l’on suit de très près au Luxembourg. Déjà en 1987 le journaliste du Land Lucien Thiel (1943-2011), qui finira sa carrière comme lobbyiste de l’ABBL, évoquait la cité-État de Singapour comme « le frère jumeau asiatique du Luxembourg » (Thiel 1987). Et à Bernard Thomas de réinterpréter la formule de Thiel quelque trente-deux ans plus tard dans les pages du même hebdomadaire en énonçant que « pour le Grand-Duché, la République de Singapour est une surface » sur laquelle l’on peut « projeter tous ses fantasmes » (Thomas 2019).

Cependant Thomas distingue résolument le Luxembourg en tant qu’État de petite dimension du micro-État de l’Asie du Sud-Est : « À l’opposé du Grand-Duché, Singapour a flexibilisé son droit du travail et cassé les droits des syndicats. » Tandis que le Luxembourg constitue une petite entité d’État-nation que l’on peut qualifier de « néolibéral en dehors de ses frontières » et que « le Luxembourg est un des rares pays européens à avoir gardé plus ou moins intact son État social, financé – et c’est tout le paradoxe junckérien – grâce à la manne offshore » (Thomas 2019).

Encore que la bonne santé financière de l’État social et la prospérité de l’économie luxembourgeoise doivent beaucoup aux immigrants, mais également aux salariés frontaliers dont le nombre total s’élève au troisième trimestre 2020 à 205 438 personnes. Plus de la moitié des travailleurs frontaliers, à savoir 108 164, font l’aller-retour entre la France et le Luxembourg. Un état de fait commenté lapidairement par le site lesfrontaliers.lu : « En cause : les salaires plus élevés qu’en France […] et des entreprises qui recrutent. »

Il importe pourtant d’ajouter que l’attractivité du marché du travail pour les salariés frontaliers ne constitue point un phénomène socio-économique récent. Déjà en 1980, l’on comptait presque 12 000 frontaliers. Mais ce sera durant les années 1990 que le nombre de travailleurs frontaliers employés au Luxembourg connaîtra une croissance significative, puisqu’il passe de 35 300 en 1990 à 90 300 en l’an 2000. Pour ce qui est des frontaliers provenant de l’Hexagone, nous notons un recensement, respectivement de 16 600 travailleurs pour 1990 et de 48.300 pour 2000.

« Vu d’Heillange, ça ressemblait assez au paradis sur terre »

C’est précisément dans le cadre chronologique de l’ultime décade du XXe siècle que l’écrivain Nicolas Mathieu (*1978) situe son roman Leurs enfants après eux6 couronné en 2018 par le prix Goncourt. Dans sa fresque sociale ayant pour cadre une vallée de la Lorraine mosellane frappée par le chômage depuis le déclin de l’industrie sidérurgique locale, Mathieu place au centre la commune de « Heillange ». Un lieu certes imaginaire, mais qui rappelle la commune de Hayange, située à une vingtaine de kilomètres de la frontière franco-luxembourgeoise.

Heillange et sa vallée bénéficient d’une situation géographique empreinte d’un passé transnational que l’auteur ne manque pas d’évoquer : « [La vallée de la Henne] avait par ailleurs hérité d’une infrastructure autoroutière de première importance. Sa proximité avec des pays plus riches, comme le Luxembourg et l’Allemagne, constituait une aubaine indiscutable. Sans parler de cette tradition d’hospitalité éprouvée, puisqu’on avait jadis accueilli tout ce que le continent et la Méditerranée comptaient de crève-la-faim pour faire fonctionner ces fameuses usines. » (Mathieu 2018 : 172-173.)

Dans son roman, Mathieu suit des jeunots au cours de quatre étés durant les années 1990. Alors qu’ils sont tiraillés entre frustrations et rages, entre désirs et espoirs, le « petit pays voisin » présente aux yeux de ces adolescents, comme Anthony, une réelle occasion de couper court à leur mal-être, du moins à moyen terme : « Comme tout le monde dans la vallée, il entendait sans arrêt parler du Luxembourg et de ses salaires astronomiques, des charges dérisoires qui s’y appliquaient et de ce truc formidable des bagnoles de fonction. Le besoin de main-d’œuvre dans le duché était tel que les autorités avaient mis en place des dispositions qui permettaient aux salariés transfrontaliers de se transporter en Mercedes, en BMW série 5 ou en Audi Quattro sans avoir à débourser un centime. Vu d’Heillange, ça ressemblait assez au paradis sur terre. » (Mathieu 2018 : 351.)

Mathieu place ce moment de réflexion en l’an 1996. Cette année-là quelque 30 000 Lorrains travaillaient au Luxembourg ; aujourd’hui, ils sont plus de 100 000. Parmi ces frontaliers se trouvent certainement des Hayangeois quadragénaires dont le profil sociologique et la trajectoire biographique correspondent à ceux d’Anthony. Leurs vécus de salariés frontaliers les ont certainement amenés à revoir à la baisse leurs idées édulcorées sur le Luxembourg, tant soit peu qu’elles aient correspondu à celles d’Anthony. Car le « petit pays » de l’historien Pascal Ory ou le « paradis fiscal » de Thomas Piketty est tout sauf un « paradis sur terre ».

Le Luxembourg constitue certes un pays multiculturel de petite dimension économiquement riche et politiquement stable, autant qu’il revêt la fonction de pôle d’attraction dynamique au niveau de la Grande Région. Doté d’une richesse matérielle remarquable, ce « petit pays » a pourtant du mal à résoudre les problèmes d’aménagement du territoire et d’infrastructure routière, à remédier à la crise généralisée du logement, à pallier les carences des services sanitaires et hospitaliers, à promouvoir un développement économique durable et à se défaire de son image de « paradis fiscal ».

1 Ory, Pascal, 2020. Qu’est-ce qu’une nation ? Une histoire mondiale. Éditions Gallimard, collection Bibliothèque des Histoires, Paris.

2 Renan, Ernest, 1882. Qu’est-ce qu’une nation ? Conférence faite en Sorbonne le 11 mars 1882. Calmann Lévy - éditeur, Paris.

3 Piketty, Thomas, 2019. Capital et Idéologie. Éditions du Seuil, Paris.

4 Piketty, Thomas, 2001. Les hauts revenus en France au XXe siècle. Inégalités et redistributions, 1901-1998. Éditions Grasset & Fasquelle, Paris.

5 Piketty, Thomas, 2013. Le capital au XXIe siècle. Éditions du Seuil, Paris.

6 Mathieu, Nicolas, 2018. Leurs enfants après eux. Actes Sud, Arles.

Un inventaire détaillé des références bibliographiques pourra être ultérieurement consulté sur www.land.lu.

Claude Wey
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