L’endroit est pourri. À côté d’un lac, du gravier salissant au sol, des meubles de jardin qui ont vécu, beaucoup d’ombre – et pas un chat. La baraque à frites surmontée d’un joli néon du nom du tenancier, T.O. (comme Théo) se trouve à la frontière entre trois pays : l’Allemagne, la France et la Belgique. Tous les jours, Théo fait les mêmes gestes, des rituels qui structurent ses journées : ouvrir les volets roulants, nettoyer méticuleusement les tables, aligner les bibelots dans son échoppe... sans jamais rencontrer de client. Serge Wolf s’acharne à reproduire méticuleusement les mêmes gestes pour signifier cette répétition complètement absurde. Montre en main, l’introduction à L’homme qui ne retrouvait plus son pays de Ian de Toffoli, mis en scène par Anne Simon au TNL, durait vingt minutes avant que le premier mot ne soit pronconcé, mais on avait l’impression que c’en étaient au moins soixante et que ça n’allait jamais se terminer. Soirée de théâtre pourrie en vue ?
Puis entre Durand (Luc Schiltz), un homme d’affaires tiré à quatre épingles, qui parle bien, avec des mots tellement compliqués qu’Anne Simon a choisi d’en projeter les définitions sur l’écran derrière la scène. Hmm. Diversion ? Ce n’est que lorsque commence la musique, utilisée comme une bande sonore au cinéma, que naît une certaine ambiance. C’est alors que la pièce prend son envol, losrque les deux hommes, Théo et Durand, se lancent dans de longs discours sur l’hypothèse qu’un pays puisse avoir disparu là, devant la friterie, quelque part dans le lac. Car Durand est consultant dans une de ces grandes boîtes que Théo abhorre et qui conseillent aux patrons de licencier leur personnel pour augmenter leur rentabilité. Ce jour-là, il a dû faire un trajet à Bruxelles pour le boulot, comme si souvent, un simple aller-retour en voiture sur un parcours qu’il connaît par cœur. Enfin, qu’il croyait connaître par cœur, car ce soir-là, en revenant, il ne le retrouve plus. Son chez soi a tout simplement disparu.
Un pays peut-il disparaître ? Comme ça ? Théo n’a jamais rien connu d’autre que ce lac (parfois calme, parfois menaçant dans les projections), avec quelques canards qui mangent les restes des frites que ses clients qui, selon lui, arriveraient parfois par cars entiers, jettent dans l’eau. S’agirait-il d’une civilisation engloutie sous les eaux du lac, comme le fut un village lors de la construction du barrage de la Haute-Sûre dans les années 1950 et dont les magazines nous racontent l’histoire à peu près tous les deux ans ? Est-ce un mythe ? Ian de Toffoli nous raconte-t-il un conte de fées ? Une allégorie d’une civilisation qui ne pouvait pas continuer sur sa lancée d’accumuler la richesse, une sorte de tour de Babel, qui serait tombée d’un coup d’un seul dans une sorte de trou noir ?
Les dialogues fusent désormais : Durand : « J’ai du mal à comprendre votre acharnement. Vous me reprochez de venir d’un... d’un endroit où les gens sont moins misérables qu’ailleurs ? » Théo : « Je vous reproche de croire qu’un tel endroit existe. » Nous enfin dans le vif de la pièce, où les dialogues font sens. Théo et Durand (que Luc Schiltz joue avec beaucoup de retenue) constituent un couple bien inégal, tous les deux maniaques et pleins de tics, chacun à sa manière. Mais les deux ont en commun d’avoir refoulé quelque chose, soit leur pays, soit leur origine et leur rang social. C’est le lien à la famille la plus proche, la sœur de Durand, une des dernières choses dont il arrive à se souvenir, qui peut le sauver. Stella (Caty Baccega) arrivera en courant, mais toute trempée (sort-elle du lac, comme une sirène ?) pour insulter son frère de l’avoir abandonnée.
L’homme qui... de « l’auteur en résidence » Ian de Toffoli est la deuxième pièce, après Microdrames en hiver, montée au Théâtre national du Luxembourg. C’est une pièce comme une ébauche, une promesse, qu’on aurait aimé voir traitée avec un peu plus de modestie, sans tout ce blabla prétentieux pour la promouvoir. Parce que les « créations mondiales » dont se vante le TNL à chaque occasion – comme si vingt pays avaient été sur le coup pour avoir le texte en premier, mais que le rayonnement international du TNL lui aurait valu d’en décrocher les droits – étouffent ces bourgeonnements libres. Ian de Toffoli a un réel amour de la littérature et du théâtre – pour preuve : la création de sa maison d’édition Hydre, qui publie ses textes et ceux de ses amis –, et s’amuse à décrire ici la perte de répères que chacun a pu ressentir au moment où il cherchait à se définir et à définir les liens qui l’attachent à quelque chose, comme sa « patrie » ou sa famille.
Évidemment que cet Eden perdu est le Luxembourg et Ian de Toffoli y mêle des éléments fortement autobiographiques – il s’apprête à aller s’installer à Bruxelles, justement. C’est en quelque sorte la pièce sur la « crise identitaire » que traverse tout le pays en ce moment – d’ailleurs, le président de l’ADR Fernand Kartheiser était dans la salle le jour de la première, ce n’est pas un hasard que le thème l’ait interpellé. Le texte de Ian de Toffoli a des aspects politiques, véhicule une virulente critique sociale, notamment à l’encontre des consultants décrits comme les fossoyeurs rapaces de l’économie, est une confrontation au réel et a, dans ses moments les plus abstraits, une réelle poésie qui l’ancre dans l’histoire du théâtre absurde.
Autant de qualités mises en valeur par la mise en scène très dynamique, multimédiale et hypercodifiée, à multiples entrées et regorgeant d’idées d’Anne Simon et cette scénographie superbement déglinguée et extrêmememt esthétique d’Anouk Schiltz. Deux créatrices auxquelles on pourrait juste reprocher qu’elles en font trop par moments : pourquoi cette robe très sophistiquée qui fait en même temps fontaine pour Caty Baccega, alors que le théâtre est le royaume de l’abstraction ? Pourquoi ces longues plages musicales qui cassent souvent le rythme et la tension ? Souvent, les idées sont redondantes et déservent la pièce en la rendant trop longue, les associations d’idées portent trop loin dans une autre direction et font perdre, là encore, le sens.
Mais malgré toutes ces restrictions, il est absolument essentiel que de telles bulles d’air, de création libre et de laboratoire pour la jeune scène théâtrale existent. Car il y a des moments d’anthologie dans L’homme qui... : les deux comparses qui pédalent sur un vélo sur le toit de la baraque pour faire s’allumer la guirlande, toutes les scènes de l’ascenseur imaginaire dans la friterie, la pénombre sur le lac. Et des images sublimes, dignes des grandes pièces du Regietheater allemand, comme ce regard illuminé de Luc Schiltz devant le papier-peint à fleurs et les bibelots (photo). Où on se rend compte que le théâtre a vraiment fait un bond énorme au Luxembourg, aussi dans son esthétique.