Portraits d'Artistes (19-24)

Mouvances

d'Lëtzebuerger Land du 03.04.2003

L'art luxembourgeois aime voyager: entre enracinement et bougeotte, c'est l'envie d'ailleurs qui l'emporte. C'est ce qu'a pu vérifier le public qui était venu en nombre à la présentation, dans le cadre des journées Invitation aux musées au Casino-Forum d'art contemporain, de la nouvelle série Portraits d'artistes (19-24) dirigée par Anne Schroeder (Samsa Film).

Les rendez-vous vénitiens semblent particulièrement prisés, à en juger par les références croisées, involontaires, d'un portrait à l'autre. Pourtant, le premier embarquement a failli se passer plutôt mal: s'attachant aux pas de Sally Arnold, invitée à l'Open 2002 de la Sérénissime, la réalisatrice Katja Brauer a eu la malchance de devoir se confronter à une installation particulièrement peu mobile, des sculptures de fer sous forme de fleurs symbolisant les neuf régions d'Afrique du Sud, terre natale de l'artiste. Du coup, le questionnement de l'oeuvre trop arrimée in situ fait place à du remplissage style «carte postale de Venise», le commentaire off se référant d'ailleurs lourdement à l'impasse constatée: un preneur de son fictif fait part de ses relations difficiles avec un objet particulièrement peu disert.

Les installations de Simone Decker, vues par Josée Hansen, se révèlent nettement plus cinématographiques. Filmées en partie à l'édition 2002 du Printemps en septembre toulousain, elles consistent en des rideaux de grande dimension reproduisant des détails architecturaux urbains pris en photo par l'artiste au hasard de ses déambulations dans la ville, le but étant d'occulter la topographie connue par une «ville nouvelle» faite d'éléments tout aussi familiers, mais décalés de leur contexte habituel. La ville va ainsi se déplacer imperceptiblement, drapée en ses habits nouveaux. La caméra de Josée Hansen (image: Guy Schon) capte à merveille le défi tactile que posent ces installations mouvantes, que Simone Decker veut d'ailleurs souples et flottantes à l'extérieur, mais rappelant des structures architecturales solides à l'intérieur. 

Ce jeu entre le dehors et le dedans est exploré par des mouvements de caméra qui se font glissants à leur tour, se faufilant entre les tissus comme dans l'exploration d'un labyrinthe ouvert à la lumière du soleil, superposant ses propres plans à un objet fuyant qui tantôt s'apprivoise, tantôt se dérobe. La cinéaste impose ainsi sa propre texture à la matière de l'artiste, en une complicité mutuelle: en témoignent les plans qui captent Simone Decker à travers la toile de son installation, dans un halo iridescent. Peu de fois, le terme même de «portrait d'artiste» aura paru si approprié.

À l'opposé de ce film, qui tente de cerner la matérialité d'une oeuvre au plus près, les autres numéros de la série portent leur intérêt plutôt à une approche biographique, avec des fortunes diverses, mais pour des résultats globalement concluants. Le portrait de The'd Johanns par Christophe Wagner démarre ainsi en fanfare, avec l'installation de canards en plastique «bouffés par les bêtes du capitalisme», fait un retour en arrière sur la période formatrice post-seventies, pour s'enliser quelque peu vers la fin avec les séquences montrant l'artiste en pause-carrière forcée, puisque pris par des tâches quotidiennes (il retape sa maison). 

Un tel risque de passage à vide est inhérent à une approche qui colle de près à son sujet ; en même temps, cela révèle la réalité des conditions dans lesquelles une démarche créatrice indépendante se déroule. Au passage, le film nous aura permis de partager, même si trop brièvement, quelques flashs hauts en couleur de l'indestructible The'd Johanns.

La veine biographique est poussée au paroxysme par le «fabuleux destin de Trixi Weis» mis en boîte par Beryl Koltz. Reportage et fiction s'y mêlent allègrement en un joyeux pastiche des portraits officiels (ou est-ce que tout cela serait à prendre au sérieux?). Une série de saynètes abolit toute séparation artificielle entre l'artiste et sa production, son parcours même devient son principal oeuvre. «Trixi au pays des merveilles» ouvre ainsi une fenêtre à Bruxelles et découvre le panorama de Prague, accroche du linge dans le parc de Luxembourg, se fait expulser de son atelier en bordure d'un nouveau lotissement, pour finir de vendre des «boîtes de bonheur» au marché du Knuedler. Un court-métrage très réussi qui hausse le canular au niveau des beaux-arts.

Si le portrait de Dany Prum par Edie Laconi s'annonce de facture plus classique, il profite d'un dispositif similaire de distanciation à travers le dialogue qui se noue entre la mère et la fille à propos de l'oeuvre de cette dernière. Cela nous gratifie non seulement de quelques échanges fort drôles, mais replace également le travail d'une artiste qui a décidé de travailler en solitaire, d'être à l'écoute d'elle-même en dehors des diktats des galeries, dans un contexte social plus large. C'est aussi vrai pour Soheila Knaff-Sanie, filmée par Syrus Neshvad dans un portrait feutré aux réminiscences discrètes (l'effet de neige produit par l'incandescence d'une plaque de cuivre pour la gravure, comme un écho de la poésie persane). La nostalgie du pays d'origine est sublimée dans une pratique artistique qui réinterprète la tradition ancestrale de la calligraphie, et par un réel enracinement dans la terre d'accueil, à l'image de cet arbre iranien planté au Luxembourg.

Luxembourg, la ville invisible, qui se profile cependant derrière chacun des parcours d'artistes. Car à la tentation du large, à l'envie de courir le monde, répond un tropisme tout aussi réel à l'enracinement. Ce sont les allers-retours entre ces deux pôles qui font que l'on musarde en chemin, et que ce chemin est parfois un chemin de traverse riche en surprises. L'air de L. serait-il, contre toute attente, euphorisant? Ces six nouveaux portraits d'artistes inclineraient à répondre par l'affirmative, en donnant l'envie de dresser sa propre liste des courses: acheter une boîte de bonheur à Trixi Weis, demander à The'd Johanns le dosage requis pour s'éclater dans une cabine téléphonique, accrocher, avec l'accord de Dany Prum, un tableau la tête en bas, faire confectionner des nouveaux habits urbains à Simone Decker...

 

Samsa Film prépare l'édition DVD de cette nouvelle série de Portraits d'Artistes (19-24) ; la date de sortie sera précisée ultérieurement.

 

 

 

Ronald Dofing
© 2024 d’Lëtzebuerger Land