Regards sur la politique de la recherche – Interview avec Pierre Decker, conseiller de gouvernement

« Quand on fixe des priorités, on fixe aussi des antériorités »

d'Lëtzebuerger Land du 29.09.2005
d’Land : Monsieur Decker, depuis une vingtaine d’années vous êtes en charge de la politique de la recherche au sein du gouvernement luxembourgeois. Quels sont les changements en politique de recherche depuis 20 ans ? Quelles ont été les priorités jadis ? Quelles sont les priorités d’aujourd’hui ?

Pierre Decker : La recherche au Luxembourg s’est développée selon un certain « pattern ». Tandis que dans les autres pays la recherche s’est développée à partir d’universités, au Luxembourg, on est parti en sens inverse. Dès le début la recherche était appliquée, axée sur le transfert de technologies.

L’esprit de la loi de 1987 est toujours valide. Il doit y avoir une coopération avec le secteur privé et il doit y avoir une valeur ajoutée. La loi a été créée afin de construire quelque chose. Des structures existent aujourd’hui. Dès le début, les Centres de recherche publics (CRP) ont étroitement collaboré avec les entreprises. En cours de route cette collaboration s’est focalisée sur la résolution des problèmes journaliers des entreprises. À présent, il faut y ajouter une deuxième composante en vue de développer aujourd'hui les compétences nécessaires pour résoudre les problèmes de demain.

Pour un petit pays il est difficile de réaliser ceci, vu l’hétérogénéité des besoins des acteurs économiques. Prenons un exemple : le domaine du traitement de surfaces. Ceci est un domaine qui intéresse beaucoup d’entreprises, mais qui ont en même temps une large panoplie de besoins spécifiques. Pour être excellent, il faut se spécialiser. Pour se spécialiser, il faut fixer des priorités. Mais quand on fixe des priorités, on fixe aussi des antériorités. Il est donc inévitable que certaines gens trouvent que leur besoin n’ait pas été suffisamment considéré. Dans un petit pays tel que le nôtre il faudra essayer de faire de la recherche de qualité dans un nombre limité de domaines. Il s’agira de déterminer ces domaines prioritaires dans une approche « top-down » en concertation avec les acteurs économiques.

Néanmoins, la politique de recherche continuera de favoriser une approche « bottom-up ». S’il y a des problèmes qui se posent, on va essayer d’y répondre. Si une entreprise ou une administration ou une organisation a un problème spécifique, il doit y avoir la possibilité de se tourner vers les centres de recherche.

Au Luxembourg, un facteur qui semble fortement influencer la recherche scientifique est la petitesse du pays. Quels sont les inconvénients et les bénéfices pour mener une politique de recherche dans un petit pays ?

Un inconvénient est le manque de masse critique. Ceci au niveau des ressources humaines et au niveau du besoin de recherche. Dans le passé, les gens ont dû aller à l’étranger pour leurs formations supérieures. Les meilleurs, souvent, ne sont pas revenus, mais restés à l’étranger. L’Université du Luxembourg ne peut certes pas encore inverser cette tendance, mais l’affaiblir certainement. À moyen terme, on espère éviter cette expatriation et on espère que les gens reviennent au Luxembourg.
Au niveau du besoin de recherche, l’hétérogénéité de la demande crée problème. Or, il faut définir des priorités, c’est à dire il faut se concentrer sur quelques domaines seulement. Au Luxembourg la demande de compétences scientifiques et technologiques est très diversifiée et hétérogène, à l’image du tissu économique qui lui aussi est hétérogène. Ceci rend difficile la définition de priorités et la réalisation d’une politique de recherche en amont.

Une fois ces priorités fixées, il faut réunir les ressources nécessaires, aussi en termes de ressources humaines, pour la mise en œuvre des programmes correspondants. Mais quand on veut avoir un impact, on ne peut le réaliser que si on travaille en équipe, voire en réseau. Il faudra créer davantage de synergies. Individuellement, on n’atteint pas le même impact.

Quand aux avantages, les décisions peuvent se prendre plus rapidement. Comme on dispose de petites structures, il y a une bonne réactivité. On peut réagir plus vite aux priorités. Un autre avantage est qu’on peut réduire le double emploi.

Dans certains domaines  il semble y avoir double emploi. Deux CRP, par exemple, se penchent sur les mêmes sujets : l’eau et l’informatique. La diversification de la recherche – un dilemme ou une bénédiction ?

Il ne faut pas pousser la diversification trop loin. On ne peut réussir que si on se donne des priorités dans quelques domaines. Les priorités changent avec le temps. La science doit s’adapter. À l’avenir, nous nous attacherons à définir les domaines et programmes prioritaires en association avec tous les acteurs intéressés dans le cadre de « public-private parterships ». Les entreprises notamment seront donc plus étroitement associées à la définition, à la mise en œuvre, au suivi et au financement de ces activités.

À noter aussi que le Fonds national de la Recherche contribue à définir depuis quelques années des priorités thématiques, en lançant des programmes prioritaires et en mettant à disposition des financements pour leur réalisation. Il est donc évident que les activités des acteurs publics de la recherche convergent sur ces priorités. Mais ceci est aussi le cas pour les grands pays, où tel n'est pas aussi visible. En France, par exemple, il y a une dizaine de laboratoires qui travaillent sur un même sujet : il y a donc aussi du double emploi.

Dans un petit pays comme le Luxembourg, il faut donc regrouper les acteurs en essayant de créer des synergies. Notons à ce sujet que le gouvernement vient de donner en contrat une évaluation du système de la recherche luxembourgeois par l’OCDE. Cette étude analysera le fonctionnement de notre système de recherche et surtout son lien avec le monde économique.

Quelle recherche favoriser au Luxembourg? Souvent on entend des arguments en faveur d’une recherche orientée vers l’économique, une recherche utilitariste et appliquée en accord avec les entreprises. D’autres réclament une recherche fondamentale, à utilité publique et sociale. Comment trouver un équilibre entre ces deux forces ? Quelle place une recherche fondamentale peut-elle et doit-elle occuper au Luxembourg ?

Il y a surtout une confusion de termes. On confond fréquemment les termes appliqué et utilitariste. Par fondamental on comprend souvent sciences sociales et humaines. Le fait de vouloir se fixer sur un nombre réduit de domaines prioritaires n’exclut pas les sciences humaines et sociales. La déclaration gouvernementale relève notamment les questions d’identité et de langue luxembourgeoises.

Le programme Vivre demain au Luxembourg du Fonds national de la Recherche va dans ce sens. Ce programme essaye d’encourager des recherches sur le devenir et le positionnement du Luxembourg. Or, le premier appel du Fonds national de la Recherche n’a pas donné les résultats attendus en termes de projets. À l’avenir il faudra essayer de créer davantage des synergies et de travailler en équipe en vue d’augmenter l’impact de ces activités de recherche.

La distinction recherche fondamentale/appliquée n’est plus adéquate de nos jours. On ne pourra faire de la recherche appliquée de qualité sans se ressourcer constamment avec de nouvelles connaissances par des activités de recherche « en amont » de l’application spécifique. Nous souhaitons que les programmes pluri-annuels de nos centres de recherche tiennent dûment compte de cette nécessité. La recherche doit viser la création d’une valeur ajoutée pour la société – l’acquisition de nouvelles compétences en vue de leur valorisation à moyen et long terme en fait partie.

Qu’est-ce qui reste à faire ?

Le Luxembourg, tout comme d’ailleurs les autres pays européens, connaît un manque flagrant de ressources humaines en matière scientifique et technologique. Il faudra amener davantage de jeunes à entrer dans les filières scientifiques et technologiques dans le cadre de leurs études. C’est pourquoi, il faut promouvoir davantage la culture scientifique au Luxembourg. Je pense, ici, à différentes initiatives en cours telles que « Jonk Fuerscher », « Panda Club », le Science Festival ou encore l’initiative « Firwaat nett Fuerscher ? ». On doit essayer de stimuler l’intérêt du public pour les sciences et d’inciter les jeunes à se diriger vers des études scientifiques. De nos jours le trend est souvent en faveur des sciences humaines et sociales, alors que les domaines plus techniques sont désaffectés. Or, pour consolider et développer le domaine industriel il nous faudra davantage d’ingénieurs.

À cet égard, notons qu’on est en train de repenser le programme des Bourses de formation de recherche. Nous viserons à articuler ce programme selon différents objectifs spécifiques. Il y a, notamment, un besoin de favoriser davantage la mobilité entre recherche publique et secteur privé. Des doctorants pourraient ainsi travailler, par exemple, pendant six mois dans un laboratoire privé. Notons aussi, qu’il est prévu de créer un centre de mobilité, ceci pour favoriser la mobilité au sein du Luxembourg et à travers ses frontières. Ce centre sera chargé de coordonner les démarches administratives ayant trait aux conditions d’entrée, de séjour et de travail des étudiants et des chercheurs sur le territoire luxembourgeois.

Il faut aussi développer un statut plus clair pour les étudiants et les chercheurs. Par ailleurs, il faut améliorer l’offre de logements pour étudiants et chercheurs stagiaires.

Aujourd’hui plus de la moitié de l’effectif des centres de recherche n’est pas de nationalité Luxembourgeoise. En matière de recherche, le profil de compétence compte davantage que la nationalité. En temps de pénurie de compétences scientifiques et technologiques, tels que nous les vivons aujourd’hui, il faut donc aussi regarder au-delà des frontières de l’Europe pour attirer des chercheurs de haut niveau au Luxembourg et viser davantage « l’accrochage » de ces compétences au pays.
Morgan Meyer
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