Grand entretien

Indépendante – et libre !

d'Lëtzebuerger Land du 16.08.2013

d’Lëtzebuerger Land : Le gouvernement vient de décider l’introduction d’une sorte « d’appellation officielle » d’artiste professionnel : sur avis de la commission consultative sur le statut de l’artiste, on peut se voir attribuer ce titre. Depuis 1999 existe déjà le statut officiel de l’artiste indépendant, qui donne entre autres droit à une aide sociale en temps de dèche financière. Quelque 25 personnes seulement ont ce statut actuellement, alors qu’une bonne centaine est enregistrée sous le régime de l’intermittent du spectacle, qui s’applique surtout aux techniciens du cinéma, mais aussi à d’autres professionnels des arts vivants – comme vous. Être artiste indépendant a été votre choix de vie depuis toujours. Un chemin parfois difficile ?

Sascha Ley : Être indépendante n’est pas toujours évident, parce qu’on n’est pas du tout encadré. Quand on se lance en tant qu’artiste, on a un certain savoir-faire spécifique dans son domaine artistique, qu’on essaie de proposer au public. Mais on n’est pas du tout préparé à gérer sa propre carrière avec tout ce que cela implique comme travail administratif en plus, que ce soit pour le payement des impôts ou les cotisations sociales, le calcul de la TVA sur ses prestations ou la négociation des contrats... Lorsqu’on n’a pas la sécurité d’engagements permanents, on peut vite avoir une peur existentielle de ne pas gagner assez – et ce risque qu’on se retrouve avec des revenus qui se situent en-dessous du minimum vital persiste toujours dans notre métier.

Personnellement, c’était néanmoins un choix évident pour moi : j’ai toujours été indépendante, jamais dans ma vie, je n’ai travaillé dans un lien de subordination pour un patron – et je m’en réjouis tous les jours jusqu’à aujourd’hui. Mais je n’ai jamais connu de telles peurs existentielles, tout simplement parce que je me suis dit que j’avais assez d’énergie et de volonté pour arriver à financer ma passion, ne serait-ce qu’en acceptant toutes sortes d’autres boulots, comme celui, classique, de serveuse, pour assurer ma subsistance. Pourtant, je n’ai pas besoin de beaucoup d’argent, je n’ai pas besoin de luxe, des symboles de prestige ne m’intéressent pas du tout et parfois, je peux tout à fait vivre comme une étudiante, en tout cas toujours à mille lieues d’une vie bourgeoise. Néanmoins, il est vrai que je suis tout le temps sous tension de trouver des contrats après celui que je viens d’accepter et ainsi de suite.

De l’autre côté, il faut être pragmatique : c’est un métier très privilégié, parce qu’on est complètement libre – intellectuellement et artistiquement. Nous, les artistes, avons carte blanche, nous sommes un peu les fous du roi. D’ailleurs j’aime bien cette définition de l’artiste comme fou du roi : celui qui assure la transmission entre le peuple et le roi, qui traduit les doléances et les besoins du peuple (pour le pouvoir).

Cette liberté est-elle si totale ? Vous avez besoin du ou des rois pour avoir des engagements et être payée...

C’est vrai – en partie. Il y a eu une période, il y a une dizaine d’années, où j’ai délibérément pris moins d’engagements comme actrice. Je me suis libérée de mon emploi et rythme de travail habituels pour produire ma propre musique – le CD Travelling Light –, je me suis improvisée ma propre reine ! [éclate de rire, ndlr.]. C’est encore plus dur d’être son propre producteur, car cela représente un travail énorme, beaucoup de choses qu’on ne savait pas forcément faire. Mais au final, j’ai fait un grand bond en avant grâce à ça, j’ai appris énormément de choses et acquis de nouvelles compétences.

D’autres fois, lorsque je n’avais pas assez d’engagements, je me suis par exemple demandée ce que je pouvais faire pour gagner de l’argent pour vivre – il fallait donc offrir quelque chose d’accessible, de populaire... –, qui, en même temps, corresponde à mes exigences de qualité. De cette double contrainte sont nés mes programmes de cabarets jazz comme Femme totale ou Das mit den Männern und den Frau’n, qui ont énormément tourné à travers le pays. Après, j’ai voulu éviter d’être cataloguée « chanson », et je me suis alors parallèlement retournée vers mes propres compositions, ma propre musique, que je joue désormais avec notre trio Kalima et d’autres formations.

Vous savez, le Luxembourg s’est beaucoup développé culturellement ces dernières années, mais je constate que malgré tout et en parallèle, le courage de beaucoup d’organisateurs et des institutions diminue : je trouve qu’ils prennent de moins en moins de risques. Alors, j’ai beaucoup d’opportunités de me produire à l’étranger dernièrement, ce qui me réjouit : ce sont souvent de belles rencontres, lors desquelles j’ai des réactions très intenses de la part d’un public qui, dans sa grande majorité, me découvre. Je regrette que les Luxembourgeois ne soient pas encore assez fiers de leurs artistes. Et se méfient trop du potentiel de leur propre culture et de ses acteurs culturels.

On vous a vu beaucoup moins souvent en tant qu’actrice dernièrement : dans Anatol de Schnitzler et dans Totentanz de Strindberg au théâtre la saison dernière, dans Hannah Arendt de Margarete von Trotta au cinéma, et vous venez de terminer de tourner dans Fieber d’Elfi Mikesch, aux côtés de Martin Wuttke ou d’Eva Mattes... Est-ce un choix de privilégier la musique ?

Probablement oui. Ce fut d’abord une question d’opportunités. Puis, comme j’ai pu, comme conséquence d’un manque de travail au théâtre, me tourner de plus en plus vers la musique, cela a demandé tout mon engagement – et j’étais de moins en moins disponible. Je n’avais, à un moment, tout simplement pas le temps d’aller me présenter un peu partout, de rappeler aux gens que j’existe, qu’ils doivent penser à moi lorsqu’ils ont une distribution à faire. Parfois, j’étais aussi tellement prise par la musique, l’écriture, les répétitions, les concerts, que je n’étais tout simplement pas disponible.

Peu à peu, j’ai retrouvé un bon équilibre entre les différentes disciplines. J’avoue toutefois que j’étais parfois au bord de l’épuisement. Car je ne suis qu’une personne seule, et mes journées n’ont que 24 heures elles aussi. En même temps on peut aussi être accro du travail...

Donc vous avez aussi trouvé un équilibre financier ?

C’est difficile. Comme tous nos collègues à l’étranger, nous, les artistes, ressentons brutalement la crise : les cachets que nous recevons sont aujourd’hui les mêmes qu’il y a quinze ans – alors que le coût de la vie a quasiment doublé. Donc pour avoir le même niveau de vie qu’il y a quinze ans, je dois quasiment travailler le double aujourd’hui. C’est quand même incroyable. Et encore : je dois parfois batailler fort pour qu’on me paye ne serait-ce que la TVA sur mes prestations. Le nombre élevé d’artistes amateurs nous dessert beaucoup pour ces batailles sociales : ils n’ont pas les mêmes obligations pour leurs cotisations sociales ou leurs impôts, alors nous autres, indépendants, devons encore et encore expliquer nos besoins et notre statut. Ce déséquilibre est lassant. Alors on nous dit que nous n’avons qu’à créer un syndicat – mais notre travail est tellement exigeant et imprévisible que nous avons autre chose à faire que du travail syndical : nous voulons pouvoir nous concentrer sur notre créativité et notre imagination. Ces questions matérielles devraient être une évidence !

Mais il y a le statut de l’artiste, qui peut couvrir les charges sociales en temps difficiles. Vous étiez même membre de la commission consultative du ministère de la Culture, donc vous connaissez bien le sujet. Est-ce que vous y avez eu recours ?

Oui. Plusieurs fois. Mais je n’ai fait ma première demande qu’après avoir quitté la commission, je n’aurais pas voulu avoir un quelconque conflit d’intérêt. Je dois avouer qu’au début, j’étais sceptique en ce qui concerne ce statut de l’artiste. Mais après avoir pu profiter de l’aide sociale de l’intermittent à plusieurs reprises, je trouve que c’est vraiment utile, parce que cela permet à l’artiste de se concentrer sur son travail au lieu de devoir poursuivre d’autres activités pour gagner son pain. S’y ajoutent aussi les efforts du ministère de la Culture et de Music:LX de soutenir les artistes autochtones lors de leurs tournées ou expositions internationales, ou de donner des aides à la création pour le développement et l’élaboration de projets. Ça nous aide aussi.

Théâtre ou cinéma ? Parlez-nous de Fieber !

Nous venons de terminer le tournage de Fieber, je dois encore accomplir quelques tâches qui m’ont également été confiées... Après Margarete von Trotta, Elfi Mikesch est la deuxième grande dame du cinéma avec laquelle j’ai eue l’honneur de travailler, grâce à Bady Minck, dont la société, Amour Fou, produit le film. Et je dois dire que ce fut encore une très belle rencontre avec une grande artiste, qui n’utilise pas le médium du cinéma de manière commerciale. Puis j’enchaînerai probablement avec un autre tournage d’un film art et essai, français cette fois-ci, mais je ne peux pas encore en parler... Il semblerait donc que je me tourne de plus en plus vers le cinéma – si c’est ce cinéma-là, plus exigeant.

Est-ce un hasard ou une réorientation volontaire de votre part ?

Disons que je l’ai certainement souhaité, parce que le genre correspond beaucoup à mes propres visions, et parce que j’ai toujours besoin du défi. J’aime me définir comme une apprentie éternelle, une étudiante ou encore scientifique, qui serait perpétuellement en quête d’apprendre de nouvelles choses. Apprendre et étudier des choses en tant qu’artiste et en même temps en tant qu’être humain, c’est pour moi la situation idéale ! On se fraye un chemin en le parcourant...

Et le théâtre ? Vous avez un projet sur Frida Kahlo au Capucins en mai prochain...

Disons que si j’ai un peu négligé le théâtre ces derniers temps, ce fut surtout une question d’opportunités... et de ma disponibilité. J’écris beaucoup de musique et mes propres textes, donc j’étais souvent prise. Le projet sur Frida Kahlo, je le porte avec moi depuis un moment, c’est un personnage qui me fascine. Or, là, cette semaine, j’enregistre des poèmes de Frida Kahlo, mis en musiques par les élèves de Claude Lenners. Et quand j’ai travaillé là-dessus, j’ai eu envie de me lancer : j’ai approché Sylvia Camarda, qui dansera dans le spectacle, nous sommes allées voir Frank Feitler, et voilà, ça va se faire la saison prochaine sous le titre Mi Frida ; j’assurerai la dramaturgie et je jouerai aux côtés de Sylvia. Ce sera moins une pièce sur la vie de l’artiste que notre approche, notre confrontation avec son mythe. Ce sera un spectacle assez expérimental.

Donc voici la danse, votre quatrième discipline ?

Je me suis toujours beaucoup intéressée à la danse. Avant le théâtre même, je dirai. Parce qu’à un certain moment, c’était dans la danse que l’on trouvait l’avant-garde, davantage dans la danse qu’ailleurs... Aujourd’hui, j’y reviens de plus en plus à travers la collaboration avec des danseurs et chorégraphes.

Et la musique dans tout ça ? Vous avez longtemps essentiellement été interprète avec des groupes de jazz, mais peu à peu, vous vous êtes résolument orientée vers la création musicale, quelque chose de plus libre et de plus expérimental, en écrivant vos propres chansons, en mettant sur pied vos propres ensembles, en osant davantage l’improvisation pure sur scène...

La musique a été mon premier amour : j’ai d’abord fait des études musicales à Amsterdam. J’avais 23 ou 24 ans à l’époque, et quand je suis revenue au Luxembourg, j’ai fondé mon premier groupe, le Muspilli Quartet. C’était déjà du jazz, mais très libre, avec beaucoup de place pour l’improvisation – qui est pour moi la clé de toute musique personnelle. La chanson est venue beaucoup plus tard, avec le spectacle Lola Blau, je dirais. Puis je me suis progressivement éloignée de ma propre musique, et ce n’est que vers le tournant du millénaire que je me suis rendue compte qu’artistiquement, j’étais extrêmement frustrée. Lors de plusieurs voyages en Asie et notamment des études de chant en Inde, après de longues introspections, que je me suis rendue compte que « ma musique » me manquait, que je devais absolument laisser libre cours à cette créativité, ce potentiel que je portais encore en moi. J’ai alors mis deux ans pour écrire et produire Travelling Light avec mon propre groupe. Depuis lors, je me laisse guider par les rencontres et mon intuition. Je crois pouvoir dire que j’ai trouvé mon identité artistique, mon propre style aujourd’hui – qui se situe dans cet entre-deux, dans le dialogue entre l’écriture et la musique, avec toujours une quête du dialogue, de la générosité et de l’exotisme du quotidien.

Pour moi, le théâtre et le cinéma sont des disciplines plus intellectuelles, qu’on appréhende avec la tête ou encore l’imagination et la force du conte, alors que la musique est foncièrement sensuelle : on la ressent avec tout son corps. Ces arts se complètent, tous me sont nécessaires pour vivre.

josée hansen
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