Des retrouvailles avec le Quatuor Ebène, un duo insolite, harpe et voix, de quoi ravir en-deçà ou au-delà des grandes productions

Sur les deux rives

d'Lëtzebuerger Land du 09.09.2022

On ne le répétera jamais assez, le festival de Salzbourg ne se limite pas à telle enceinte de la vieille ville, Hofstallgasse bourrée de voitures cossues et de robes clinquantes. Il est des lieux plus modestes, plus lointains, tel Hallein, tel le Mozarteum, de l’autre côté de la Salzach, ou le Landestheater, même si cet été on n’a pas pu y mettre les pieds à cause de travaux. Raison pour laquelle le festival a pris possession de la Max Schlereth Saal pour Verrückt nach Trost, de Thorsten Lensing, pièce coproduite avec pas moins de sept institutions, dont les Théâtres de la Ville de Luxembourg où André Jung rentrera pour ainsi dire au bercail au début du mois de décembre prochain.

Il n’y a pas que cette dissémination des endroits. Le contraste est plus grand encore entre telles productions d’opéras, dans toute leur opulence sur les scènes amples du Festspielhaus ou de la Felsenreitschule, et telles soirées de musique de chambre, où jusqu’au Haus für Mozart, il se met à exister une intimité certaine, chose tout habituelle, normale, au Mozarteum. Avec un public on ne peut plus averti, auquel il arrive de n’en être pas moins fervent, enthousiaste, témoin l’atmosphère enfiévrée du concert du Quatuor Ebène, c’est quand même rare de voir et d’entendre le public à Salzbourg taper des pieds, crier son enchantement.

Au Luxembourg, nous connaissons bien les Ebène, depuis près de dix ans, en 2013, en quatuor bien sûr, en quintette, avec Antoine Tamestit. Le 29 avril prochain, les cinq interprètes se retrouveront à la Philharmonie autour de Mozart, des KV 515 et 516. Et au fil des rencontres, si le pupitre de l’alto a connu deux changements, cela n’a strictement rien enlevé à la cohérence ni à l’entrain engagé de l’ensemble. Depuis 2019, c’est Marie Chilemme qui est au poste, en octobre dernier, avec Pierre Colombet et Gabriel Le Magadure (violons) et Raphaël Merlin (violoncelle), avec le premier quatuor de Janacek, entouré de Haydn et de Schumann.

À Salzbourg, la Sonate à Kreutzer figurait de même au programme, et quel plaisir de réécouter cette sauvagerie des sentiments, des passions (en réponse à Tolstoi), ces attaques qui donnent d’emblée une intensité qui ne faiblira plus, laissant toutefois de la place, de la durée à l’émotion de s’épanouir. Était-ce cette attente de pareil degré paroxystique qui a déjà fait écouter autrement le KV 387 de Mozart qui a précédé ? Non, même si là encore, tout le mérite revint à l’interprétation, de nous mener au-delà de la délectation, d’accentuer les failles que le compositeur a ouvertes dans la tradition, la façon dont il s’y est mis en quelque sorte en opposition, en contradiction déjà. Une même mise en question, un regard tout en fraîcheur, sur le quatuor n°3 de Brahms, j’emprunte la conclusion de la soirée au commentaire du programme sur la fin de cette œuvre : « Aber der Kreis schliesst sich nicht : Er öffnet sich ins Unendliche. » Pareille ouverture démesurée sied à la musique.

Ailleurs, non moins légitimement, les espaces se resserrent. Ce fut le cas pour les lieder de Schubert, les mélodies de Fauré et Debussy, les airs de Rossini, lors du récital de Diana Damrau. D’autant plus que contrairement à l’habitude, pas d’accompagnement au piano, à côté d’elle sur la scène Xavier de Maistre et sa harpe, rappelons qu’il a été en 1998 le premier Français à intégrer les Wiener Philharmoniker. Dans telle balade de Goethe, on n’allait pas l’écouter ce soir-là, il est dit du Sänger, « drückt’ die Augen ein/ Und schlug in vollen Tönen », reprenant bien sûr l’image antique ; cela suffirait à justifier la harpe. Elle offrit une expérience nouvelle, d’un accompagnement plus léger, plus pointu, et quasiment volatile jusque dans ses accents les plus soutenus, face à la limpidité de la voix de Diana Damrau.

Et dans la partie française du programme, une chance de suivre comment Fauré et Debussy ont mis en musique Verlaine, son Clair de lune, l’amour vainqueur, les sanglots d’extase des jets d’eau. L’un célébrant davantage l’ambiance rococo, l’autre allant vers quelque chose de plus tendu. Après, ce fut Rossini, on se rapprocha de l’opéra, on y vint carrément avec le premier bis, un air de Bellini, pour finir sur Les Chemins de l’amour, avec la valse de Francis Poulenc.

Lucien Kayser
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