Exposition internationale et pavillons nationaux dépeignent les tourments actuels

Venise n’est pas sourde au bruit du monde

d'Lëtzebuerger Land du 03.05.2024

On craignait une Biennale de Venise policée et droitière. La nomination, en novembre, de Pietrangelo Buttafuoco (littéralement « qui fout le feu »), à la tête de l’institution avait plongé le monde italien de la culture dans un abîme de perplexité. Ce journaliste et intellectuel estimé et fin connaisseur de l’art, est aussi un ancien cadre du mouvement postfasciste Alliance nationale et un soutien de la présidente du conseil, Giorgia Meloni. Le choix du Brésilien Adriano Pedrosa, premier commissaire de l’exposition internationale venu de l’hémisphère sud, équilibre finalement la balance et offre une manifestation humaniste et altruiste.

Sous le titre Foreigners everywhere – Stranieri Ovunque, cette soixantième Biennale est porteuse d’un message de tolérance et d’ouverture à l’autre avec une sélection d’artistes marqués par l’exil, les migrations ou la marge. Le commissaire parle lui-même d’une « provocation » et nous oblige à repenser l’hégémonie de l’art contemporain occidental avec des artistes rarement vus ou inconnus du public. Il sont la plupart issus de scènes extra-européennes et leur travail soulève d’une manière ou d’une autre des questions identitaires. La majorité des 331 artistes et collectifs exposés n’ont jamais été montrés en Europe. Dans son manifeste, Adriano Pedrosa programme : « L’artiste queer, qui a évolué au sein de différentes sexualités et genres ; l’artiste outsider, qui se situe aux marges du monde de l’art, l’artiste autodidacte, l’artiste populaire et l’artiste indigène, souvent traité comme un étranger sur sa propre terre. »

Depuis plus de vingt ans, le commissaire brésilien organise biennales et expositions (São Paulo en 1998, Istanbul et Shanghai en 2012 au Museu de Arte de São Paulo depuis 2014) mettant en avant les artistes « afro-atlantiques » avec la volonté de dépoussiérer et repenser les carcans de l’art contemporain. À Venise-même, les lignes bougent depuis quelques temps. L’année dernière, la Biennale d’architecture avait mis à l’honneur les architectes de la diaspora africaine, appelant à un changement radical de point de vue. En 2022, lors de la précédente édition dédiée à l’art, la commissaire Cecila Alemani avait également rétabli un autre déséquilibre, celui de la part des artistes femmes, en leur offrant quasiment toutes les cimaises. Elle avait symboliquement nommé son exposition Le Lait des rêves, titre d’un livre illustré de la surréaliste Leonora Carrington. Le titre de la présente édition, Foreigners everywhere, est lui emprunté à une autre œuvre où figurent ces mots traduits dans une multitude de langues et d’alphabets en néons de couleurs. C’est une installation de Claire Fontaine, un collectif turinois luttant, au début des années 2000, contre la xénophobie en Italie.

En parcourant les allées de l’Arsenal ou les salles du pavillon central des Giardini, on découvre de nombreuses peintures, des dessins, des sculptures, des installations vidéo mais aussi des œuvres réalisées en textiles ou en céramiques. Ainsi l’exposition internationale assume un intérêt pour l’artisanat et les techniques traditionnelles, celles-là mêmes qui, en Occident, ont longtemps été reléguées hors du champ des Beaux-Arts, passant pour un art naïf et peu conceptuel. Les brodeuses chiliennes autodidactes de Bordadoras de Isla Negra côtoient les boutis peints de la Philippine Pacita Abad ou les soies teintes aux herbes et épices de la Palestinienne Dana Awartani.

La figuration est largement plébiscitée, notamment pour se jouer des stéréotypes gays. (Adriano Pedrosa est aussi le premier curateur ouvertement queer de la Biennale de Venise.) On a repéré les portraits masculins gentiment érotiques de Louis Fratino (États-Unis), les scènes de drague dans les clubs et les bars de Salman Toor (Pakistan) les fausses mosaïques antiques où Omar Mismar (Liban) insère des baisers homosexuels. Dans ses photographies, le Sud-africain Sabelo Mlangeni montre la beauté et la vulnérabilité de personnes queer dans un refuge au Nigeria alors que dans une émouvante vidéo, Ahmed Umar (d’origine soudanaise, vivant en Norvège) interprète une mariée chorégraphiant une danse nuptiale. L’impressionnante installation Disobedience Archive de Marco Scotini développe des archives vidéo axées sur les relations entre les pratiques artistiques et l’activisme, ici entre des actions anticapitalistes et les mouvements LGBTQ+.

L’histoire coloniale et les migrations sont évoquées à travers des œuvres très diverses. Marlène Gilson (Australie) peint des scènes miniatures retraçant la rencontre des premières nations avec les immigrants britanniques et les mouvements de grève et les émeutes contre l’autorité coloniale, par exemple la bataille d’Eureka (1854). Les artistes qui transposent leurs propres questions existentielles à travers des propositions plastiques fortes retiennent particulièrement l’attention. C’est le cas, par exemple, de la franco-turque Nil Yalter, Lion d’Or de la Biennale 2024 pour l’ensemble de son œuvre, avec son installation exposant en son centre une yourte, symbole de nomadisme, entourée de murs tapissés de portraits photographiques et de vidéos montrant les centaines d’exilés interviewés et filmés. Sur les migrations aussi, on prendra le temps d’apprécier l’installation vidéo de la marocaine Bouchra Khalili projetant des cartes géographiques scolaires sur laquelle de jeunes migrants tracent au stylo leurs longs et périlleux trajets vers l’Europe et en racontent les péripéties. Des itinéraires inouïs, un ressenti poignant, une œuvre magistrale.

Dans de nombreux pavillons nationaux, les mêmes thématiques queer, indigènes et post-coloniales se retrouvent. Jeffrey Gibson d’origine Choctaw et Cherokee est le premier Amérindien invité à représenter les États-Unis. Il explose les codes du white cube en repeignant façades et cimaises de couleurs vives, en mixant esthétique queer et digressions géométriques inspirées de son héritage, en travaillant perles et plumes. L’œuvre totale de l’artiste Wael Shawky a créé l’événement et suscité un engouement rare (et plus de 90 minutes de file). Son film Drama 1882 est un opéra entre fable, documentaire et fiction. Il relate un épisode de la révolution nationaliste contre l’oppression impériale autour de 1880, écrasée par les britanniques en 1882, qui occupèrent ensuite l’Égypte jusqu’en 1956. Au pavillon néerlandais, l’artiste Renzo Martens a invité le Cercle d’Art des Travailleurs de Plantation Congolaise basé à Lusanga, site de la toute première plantation de la Société anglo-néerlandaise Unilever. Ils ont créé des sculptures à partir de la terre des dernières parcelles de forêt entourant la plantation, qui sont ensuite coulées dans les matières premières extraites de la plantation. Le Lion d’Or a été attribué à l’Australie. Son représentant, Archie Moore a écrit à la craie, sur fond noir, les milliers de noms qui composent la famille des Premières Nations, à laquelle il appartient. Il a aussi rassemblé des centaines de pages caviardées, de documents officiels évoquant les sévices infligés par l’État australien à ce peuple.

La Biennale de Venise ne ressemble plus à une bulle privilégiée hors du temps et du monde tourmenté. Partout, les échos de l’actualité se font entendre. Notamment, le pavillon d’Israël a été fermé par ses propres représentants, l’artiste Ruth Patir et les commissaires Tamar Margalit et Mira Lapidot réclament un cessez-le-feu à Gaza et la libération des otages par le Hamas.

France Clarinval
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