Peintures au féminin

d'Lëtzebuerger Land du 07.07.2023

Le titre de l’exposition organisée par la galerie Vis-à-vis de Metz – 8 Femmes, en référence au film de François Ozon – nous rappelle qu’il existe une affinité particulière entre l’art et l’enquête policière. Un lien que l’historien Carlo Ginzburg a jadis approfondi dans son article portant sur le « paradigme indiciaire ». Pour cette exposition exclusivement féminine, le galeriste Bernardo di Battista a réuni des artistes de tous horizons, dont certaines issues de la Grande Région : Claire Decet, Emmanuelle Potier, Sandra Lieners, Delphine Gigoux-Martin, Lucia Uni, Elsa Werth, Myriam Mechita et Dora Maar. On entre comme sur des planches, en se demandant tout d’abord quel coup de théâtre nous réserve Elsa Werth avec cette double tenture bleu nuit suspendue de façon asymétrique et lacunaire (il manque un morceau à la partie de gauche). On reconnaît bien là l’univers décalé de la jeune femme, une habituée de la galerie, qui avait déjà présenté sous une forme une fois encore gémellaire, une (double) fiche mâle circulaire dépourvue d’usage pratique (Short-circuit, 2022) ou encore une édition du journal Le Monde réduite à portion congrue, puisque seuls les noms de pays y ont été conservés (Un jour dans le Monde, 4 octobre 2019). Récente lauréate du prix de la fondation Pernod Ricard, Elsa Werth vient aussi de voir ses œuvres malicieuses intégrer les collections du Centre Pompidou.

Dans un registre plus iconoclaste, Sandra Lieners a rassemblé pour l’occasion trois tableautins anonymes acquis sans doute sur des brocantes, auxquels elle a fait subir l’enfer d’un grattage à l’isopropyl afin d’en révéler l’intimité du support. Un geste rétroactif qui déconstruit tout particulièrement le paysage et les natures mortes, soit les deux genres auxquels étaient assignées les femmes peintres jusqu’à une époque récente. Les vastes étendues que l’on perçoit sur deux d’entre eux sont en partie détruites pour laisser place à une abstraction défigurante sous l’effet de l’alcool. Lle troisième tableau laisse en son centre un simple carré faisant apparaître le bois lui servant de support, au mépris de son sujet floral. Une petite pièce plus personnelle complète cet ensemble de ready-made retravaillés ; il s’agit d’une broderie confectionnée par la grand-mère de l’artiste luxembourgeoise, dont les ornementations végétales cohabitent avec la flèche d’une souris informatique. Ces œuvres pour la plupart ravagées ou rendues lacunaires voisinent avec le portrait de Madame Hubbard réalisé par Berthe Morisot, scène intime qui renvoie la femme à la sphère privée de son gynécée. Tout en rendant hommage à l’une des rares femmes reconnues au temps de l’impressionnisme, Lieners a pris pour modèle cette toile pour en flouter la composition, réhabilitant une technique ordinairement employée pour ce qui relève du second plan : « Je les peins moins visibles afin de les rendre plus visibles », affirme ainsi Sandra Lieners. Less is more, so.

Pour son unique œuvre exposée, Claire Decet prend pour point de départ une expression assez sexiste : « C’est une belle plante ! ». Et c’est bien ce qu’elle dépeint littéralement dans son pot de circonstance pour en révéler toute la Misère verte (c’est le titre de cette toile de 2012), l’un des quatre exemplaires que compte cette série. « Une belle plante, c’est une femme belle et bien faite, une jolie femme élancée. En quelques mots cachés sous un compliment, la femme vient de perdre son statut humain pour être assimilée à une plante ornementale inerte. Souris et tais-toi ou le syndrome de la plante verte », en conclut-elle. Une forme d’altération et de réification déshumanisante réduisant en somme toute femme à une nature… morte. Plus subtilement, Emmanuelle Potier investit la figuration, moins comme une donnée inscrite dans un ordre naturel que comme le résultat d’un processus artificiel. À l’aide de Photoshop, Potier crée une composition à partir de fragments hétérogènes, une méthode évoquant celle du collage ou du photomontage. Nul modèle unique au préalable donc, mais une diversité d’éléments prélevés sur internet pour aboutir à une composition finale inédite, en l’occurrence un nu féminin à la biche à l’unité étonnamment harmonieuse. Ainsi la féminité ressort plus que jamais comme une construction sociale, historique, culturelle. Face à ce nu majestueux se dressent les dessins sulfureux et virtuoses au fusain de Myriam Mechita, autre artiste de l’intimité féminine, ou encore les nymphes-oursins de la poétique Lucia Uni.

Connue principalement comme modèle et photographe (elle a notamment documenté le processus de création de Guernica), Dora Maar est aussi une peintre remarquable, comme l’attestent les deux natures mortes convoquées dans le parcours, où fleurs et fruits sont davantage définis par leurs contours en pointillés plutôt que par les lignes et les effets de textures. Elle représente les choses par le vide, le silence, l’absence. Dora Maar existe ici pour et par sa pratique picturale, et non plus en tant que maîtresse, témoin, ou muse — ce qui relève toujours de l’accompagnement. Marre d’être à jamais la seconde, l’adorable Dora résonne, sans pleurs, avec les femmes bel et bien vivantes qui l’entourent et en prolongent le geste.

Exposition collective 8 Femmes, jusqu’au 3 septembre à la galerie Vis-à-vis à Metz

Loïc Millot
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