Gilles Dusemon, associé chez Arendt & Medernach, sur la tension entre le monde de l’art et celui des finances

L’art titrisé

d'Lëtzebuerger Land du 25.11.2016

d’Land : Pouvez-vous retracer la genèse du secteur « art and finance » ?

Gilles Dusemon : Au Luxembourg, les nouvelles niches débutent presque toujours par une demande du marché. Beaucoup dépend de personnes ; des fois, il suffit d’une rencontre entre un opérateur et un client pour faire naître une dynamique. 2007 a été un moment déclencheur. C’est l’année où les fonds d’investissements spécialisés ont été introduits. Le cadre législatif avait initialement été conçu pour les fonds de capital investissement, les fonds immobiliers et les fonds hedge. Mais il n’a pas fallu longtemps avant qu’un acteur n’en reconnaisse le potentiel pour d’autres classes d’actifs, notamment pour le marché de l’art. Car, durant la crise financière, l’existence de placements dé-corrélés des tendances boursières et répondant à d’autres logiques jouissait d’un attrait particulier. Investir une (petite) partie d’un patrimoine dans l’art apparaissait alors comme une bonne technique de gestion diversifiée pour les portefeuilles de HNWI.

Une collection titrisée – donc fractionnée – on ne peut l’accrocher chez soi. Les Cézanne et Picasso d’un fonds d’art finissent-ils donc dans un safe ?

Il n’y a pas vraiment un intérêt à ce que les tableaux soient enfermés dans le coffre-fort d’une banque dépositaire. Car pour que leur valeur augmente, les tableaux doivent pouvoir travailler, circuler, être montrés dans les musées... Or, cette circulation est liée à un risque. En plus se pose la question de la valeur émotionnelle. Contrairement à des investissements « classiques » en valeurs mobilières, les investisseurs s’intéressant aux fonds d’art souhaitent souvent voir les œuvres d’art. Certains veulent même pouvoir l’accrocher chez soi. La passion se mélange donc à l’investissement, c’est pourquoi nous parlons de « fonds passion ». Inutile de dire qu’il n’est pas toujours évident de réconcilier ces deux concepts.

Le marché de l’art compte également parmi les plus opaques et risqués.

On sort du monde régulé de la finance pour entrer dans un autre univers qui n’est pas du tout réglementé. Les banques dépositaires, les régulateurs et même certains investisseurs peuvent s’y sentir extrêmement mal à l’aise. Les repères habituels ne s’appliquent plus. Les risques sont réels. Il y a ainsi eu des situations où les œuvres d’art se sont révélés être des faux, et qui dit faux dit fraude. Bien-sûr que cela puisse également arriver dans le monde de finance. Mais, depuis 2009, celui-ci est entré dans une autre logique, celle de la régulation et de la transparence dans un but de protection des investisseurs. La collaboration entre ces deux mondes est donc tout sauf évidente – ils sont liés, mais ne vont pas nécessairement de paire.

Le marché premier – les experts, les galeristes et les artistes – est ailleurs. Le Luxembourg est-il condamné à jouer le rôle de « back office » ?

Il ne faut pas que tous les maillons de la chaîne de valeur soient au Luxembourg pour que le système fonctionne. Dans les fonds d’investissement (alternatifs), nous travaillons quasiment toujours dans un environnement international, fondamentalement transfrontalier. Dans ce circuit financier international, le Luxembourg joue un rôle-clef grâce à son cadre juridique et réglementaire parmi les plus reconnus au monde. Nous sommes le plus petit dénominateur commun. C’est le rôle que nous avons à jouer ; si vous traduisez cela par « back office » ou « middle office », alors ainsi soit-il, mais nous participons à la chaîne de création et de préservation de valeur. Soit on réussira à construire une collaboration avec des experts d’art en-dehors du Luxembourg – c’est-à-dire avec le « front office » – d’une manière qui rassure les acteurs du secteur ; soit on y échoue avec, comme corolaire, une disparition de ce segment au Luxembourg.

Concrètement : combien de personnes au Luxembourg travaillent dans les produits financiers liés à l’art ?

Je ne saurais vous le dire. Mais, il ne faut pas rechercher dans les « fonds passion » une stratégie d’envergure ; il s’agit, ni plus ni moins, d’une petite niche qui vient enrichir la panoplie des produits offerts sur une place financière parmi les plus importantes. Des fonds d’art j’en ai rencontré trois durant les deux dernières années. Une très petite partie du marché international passe par le Luxembourg, mais il s’agit de montages souvent complexes. Je pense qu’il est important que nous y jouions un rôle. Du moins là où se situe notre expertise, c’est-à-dire dans les fonds et dans l’ingénierie financière. Par le passé on avait commis la faute de dire : « On ne veut pas de fonds hedge. Ils ne sont ni cotés, ni liquides, nous ne comprenons pas comment ça marche ». C’est en partie parce que nous avons dit « non » à l’époque qu’il y a aujourd’hui une place financière nommée Dublin. Il ne faut donc pas se spécialiser trop sur un segment particulièrement porteur de l’industrie, mais au contraire essayer d’occuper tous les segments pour ne pas rater des évolutions futures. Même si personne ne s’attend à ce que les « fonds passion » puissent un jour jouer un rôle autre que celui d’un produit de niche.

La CSSF n’est pas particulièrement enthousiaste lorsqu’il s’agit d’apposer son sceau sur des fonds d’art.

Depuis deux ans, il est extrêmement difficile, voire impossible de faire passer un « fonds passion » supervisé par la CSSF. Dans le passé, le régulateur en autorisait, mais il a fait de mauvaises expériences. L’exemple le plus connu est celui des fonds de vin [le fonds d’investissement Nobles crus, ndlr]. Mais, derrière les coulisses, il y a également eu d’autres dossiers pour lesquels la CSSF a dû mobiliser du temps et de l’énergie hors proportion avec la plus-value pour la place financière. La CSSF joue son rôle : elle supervise. Même si elle le fait, elle n’a en principe pas à réfléchir en termes d’opportunités de marché ; elle doit faire primer la protection de la place financière. Après tout, un fonds d’investissement agréé par la CSSF, c’est un label de qualité mondialement reconnu.

Quel sera l’impact de la nouvelle législation des Fonds d’investissements alternatifs (FIAR) sur les fonds d’art ?

Pour ce type de produit, ce sera désormais le gestionnaire du fonds – et non le fonds lui même – qui devra obtenir l’autorisation auprès du régulateur. Y aura-t-il un acteur sur le marché avec l’appétit pour développer en interne de telles compétences ? Jusqu’ici, aucun acteur de la place ne semble avoir été agréé par la CSSF pour ce segment. Mais un FIAR luxembourgeois peut également être géré par un gestionnaire anglais, irlandais ou français certifié par son autorité de régulation nationale. Alors ce fonds d’art pourra être vendu dans toute l’Europe, du moins à des investisseurs professionnels.

Bernard Thomas
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