Peur, méfiance et victimisation : Portraits de « marcheurs en blancs »

Counterculture 2021

Le sens de la mise en scène: Benoît Ochs, nouvelle star des antivax
Photo: Gilles Kayser
d'Lëtzebuerger Land du 22.10.2021

Un rassemblement de Luxembourgeois classe moyenne. Les 3 000 hommes et femmes vêtus de blanc, venus marcher vendredi soir dernier pour « la liberté de choix » en matière vaccinale, étaient majoritairement des autochtones quadras et quinquagénaires, parmi lesquels de nombreux fonctionnaires. Ils finiront devant la mairie sur le Knuedler, lâchant des ballons et scandant « Mir si fräi », suivi de « touchez pas nos enfants ». Une voix solitaire s’élève : « Bettel, démission ! », mais ne trouve personne pour reprendre en chœur le slogan.

En descendant le cortège à contre-courant, nous avons parlé à une trentaine de marcheurs en blanc. Leurs positions étaient disparates et contradictoires, oscillant entre prudence vaccinale, indignation libérale, ésotérisme New Age, libertarianisme individualiste et paranoïa complotiste. Un message brouillé porté par une communauté éclatée, dont les seuls points communs sont la défiance vis-à-vis des autorités et la peur ; peur d’une dictature sanitaire, d’un empoisonnement, d’une perte d’emploi.

Dans leur écrasante majorité, les manifestants n’étaient pas vaccinés et ne portaient pas le masque. À la question de savoir si quelque chose pouvait encore les convaincre de se faire piquer, la réponse était quasi unanime : « rien ». Une retraitée toutefois concédait : « Je le ferais s’il s’agissait d’une vraie épidémie », c’est-à-dire « um lafende Band stierwe Läit, stierwe Läit, stierwe Läit. » Politiquement, les antivax constituent un groupe panaché. Quand on leur demande pour quel parti ils ont voté aux dernières élections, les réponses varient grandement, allant du CSV aux Pirates, en passant par les partis au gouvernement. Or quand on veut savoir qui ils comptent voter aux prochaines législatives, la réponse se résume souvent à l’ADR, « la seule chose qui nous reste », estime ainsi un marcheur en blanc. Donner une estimation du futur poids électoral de cette nébuleuse serait pourtant hasardeux. L’ADR tente de rassembler les ressentiments diffus en les dirigeant contre la révision constitutionnelle. Une surface de projection idéale. Des antivax aux monarchistes, en passant par les adeptes du homeschooling, chacun y trouvera du sien.

Pour beaucoup, ce fut la première manif. Elle faisait l’effet d’un exutoire, d’une thérapie collective, alors que, dans leurs contextes professionnels respectifs, les antivax se sentent de plus en plus isolés. De nombreux manifestants disaient être quasiment les seuls à ne pas être vaccinés sur leur lieu de travail. « Le chef dans mon administration commence à me mettre la pression », raconte une employée. « Bon, on reste collègues, mais après le discours du Premier, ça se voyait qu’il se sentait plus fort ». Deux lycéens de 19 ans, tous les deux non-vaccinés, disent que leurs camarades de classe se moquent de d’eux : « Ils nous traitent de complotistes ».

Chez certains on sent comme une jouissance de pouvoir enfin revendiquer le statut de minorité persécutée. Ce discours victimisant se construit par analogie avec le régime nazi : « Étoile jaune ! Une dictature ! », crie un ouvrier communal. Un millenial au crâne rasé estime : « Si je ne peux plus aller au restaurant, ce sera comme pour les Juifs en 1933. » Un trentenaire explique fièrement qu’il est un vétéran des manifestations contre les mesures sanitaires. Puis énonce, sereinement : « Monsieur Bettel a visité Auschwitz non pas pour commémorer, mais pour y chercher des idées ! » L’appellation même de « marche blanche » peut sembler obscène, puisque le terme désignait à l’origine le mouvement de solidarité avec les parents des enfants victimes de Marc Dutroux, il y a tout juste 25 ans. « Nous ne laisserons personne toucher à nos enfants », lit-on sur le tract, non signé, qui appelait à la marche de vendredi dernier. (La commune ne veut communiquer le nom de l’organisateur, sous prétexte qu’il s’agirait d’« une personne physique ».)

Envers le journaliste en particulier on exprime peu d’animosité, mais énormément envers les médias en général. « La presse normale ne donne pas les vrais chiffres » ; « on nous cache beaucoup de choses » ; « haut muss een alles hannerfroen, alles ». On cite une ribambelle d’études : des scientifiques aux qualifications douteuses, des informations glanées « sur Internet ». Plus la référence se situe en-dehors du mainstream scientifique, plus elle semble authentique et digne de confiance. Le terme de « vérité » revient sans cesse, vérité qui est tue, cachée, réprimée. Un fonctionnaire disserte sur les bienfaits du régime alcalin, puis ses explications prennent une tournure sinistre : « Aux États-Unis, beaucoup de personnes ont été tuées pour que la vérité ne sorte pas ».

Quasiment tous les manifestants interrogés sont présents sur Telegram, la nouvelle alternative « fringe » à Facebook, qu’un manifestant décrit comme « l’endroit où se retrouvent ceux qui veulent s’informer ». La méfiance envers les institutions établies semble généralisée. On ne fait confiance ni au gouvernement, ni à la presse, ni à la science. Pourtant, on n’aura pas rencontré de « corona-sceptiques ». Beaucoup ont eux-mêmes contracté le virus et s’offusquent que leur test sérologique ne soit plus valable au bout de six mois. Une enseignante explique avoir cédé il y a quelques semaines. C’est à contrecœur, pour échapper aux pressions, qu’elle se serait fait vacciner : « Je ne me sentais plus à l’aise. J’avais l’impression qu’on me regardait de travers. » Un employé communal estime que « si mon patron dit qu’il faut le faire, je le ferai ». Ses collègues préféreraient d’ailleurs qu’il se fasse piquer, puisqu’il s’occupe des livraisons des cantines scolaires.

Une peur récurrente est que le vaccin aurait été développé trop rapidement, on craint les effets à long terme. (Bien que ceux-ci soient quasi inconnus pour les vaccins, où les effets adverses apparaissent généralement au bout de quelques semaines ou mois.) Un fumeur de cigarillos estime que se faire vacciner, ce serait « jouer à la roulette russe » : « Xavier Bettel force les gens à commettre suicide ». Puis de regretter que les vaccins cubains, chinois ou russes (« des vaccins corrects ») ne soient pas admis en Europe. Un trentenaire venu à la manifestation avec sa bande de potes lance : « Mir wëlle keng verkrëppelt Kanner ! », puis tente de résumer un documentaire qu’il a vu sur les machinations de la Gates Foundation en Afrique.

En décembre 2020, des sociologues de l’Université de Bâle publiaient les premiers résultats de leurs recherches menés sur le terrain des « Corona-Proteste ». Même si les « Querdenker » interrogés ne seraient pas particulièrement xénophobes ou islamophobes, le mouvement serait « nach rechts offen ». Les sociologues s’étonnent de la surreprésentation d’indépendants et de diplômés universitaires dans les cortèges contre les mesures sanitaires. On y retrouverait des « gebildete Angehörige der Mittelschicht ». Au Luxembourg, le site Expressis-Verbis veut occuper ce créneau highbrow. Après le départ de la patronne du Pall Center et présidente de Cargolux, Christianne Wickler, c’est Thierry Simonelli, un psychanalyste issu de la gauche, a fait son entrée au comité de l’asbl.

Depuis mai, on y retrouve également Benoît Ochs, la nouvelle star du mouvement antivax. Interdit d’exercer pendant un an, le généraliste estimait en juillet que ceux qui administraient aux enfants un vaccin contre la Covid-19 étaient « comparables aux médecins qui se sont retrouvés à Nuremberg ». Mis au ban par sa corporation, il marchait ce vendredi à la tête des hommes et femmes en blanc, recevant une multitude d’accolades et de remerciements le long de la route. Repoussant les photographes de presse, il monta sur le perron de la Chambre des députés, leva les bras vers le ciel et tapa dans ses mains. Entouré de cierges, le Dr Ochs portait ce soir une doudoune d’un blanc virginal. À ses côtés se tenait Bas Schagen, ancien animateur de la planète RTL reconverti en gentil organisateur du mouvement antivax. Dans leur étude, les sociologues de l’Université de Bâle avaient déjà saisi ce sens aigu de la mise en scène : « Wichtiger als die Darstellung der Kritik ist die Selbstdarstellung der Kritiker:innen. Hier findet sich das genuin romantische Motiv der mutigen, heldenhaft-standfesten Widerstandskämpfer:innen, die bereit sind, Opfer zu bringen ».

Il suffit de pousser la porte du groupe « nëtgepicktLU » sur Telegram pour tomber « through the rabbit hole ». La frange la plus extrémiste – et donc très peu représentative – du mouvement antivax s’y donne rendez-vous. Dans un audio-message, un fonctionnaire retraité s’adressait récemment aux 373 autres membres du canal, annonçant « une lettre dangereuse » qu’il venait d’expédier à « tout le monde », « comme du spam ». Cette missive allait enfin exposer toutes les vicissitudes, même s’il n’attendait rien des politiciens, désignés comme les « putes du système » et de la « racaille corrompue » ; à part, bien sûr, Fernand Kartheiser, qui ferait preuve de « Réckgrat ». « Même si je devais mourir en cours de route, je serais facilement remplaçable. Toute révolution a besoin de sacrifices ». Une admiratrice répliquait : « Nous sommes effectivement en guerre. Je suis prête à mourir pour la vérité ». Quelques semaines plus tôt, un internaute avait appelé ouvertement au meurtre du Premier ministre sur Telegram : « Deen do misst och öffentlech gelyncht gin ».

Ce sont là évidemment des cas isolés, ultra-minoritaires. La grande majorité des marcheurs en blanc revendiquaient un « débat ouvert, respectueux et constructif », des « besorgte Bürger » comme les décrivait le Tageblatt. La manifestation s’est déroulée de manière pacifique, même pas sur la route mais sur le trottoir, sans mégaphones ni slogans, une balade paisible plutôt qu’une marche militante. Or, beaucoup de propos entendus ce soir dégageaient des relents complotistes. On pourrait dire qu’après tout, ce ne sont là que des discours, des paroles en l’air, mais ce serait naïf. Car si le Luxembourg était effectivement en train de se muer en État totalitaire, l’insurrection ne serait-elle pas un devoir civique ? Les menaces de mort que le Premier ministre a reçues au lendemain de l’annonce de l’extension du Covid-Check reflètent cette gestation malsaine. Certains ne sont pas sortis indemnes des mois de confinement dans leurs bulles virtuelles.

Ce lundi matin, les deux ministres socialistes Paulette Lenert et Dan Kersch se rendaient à la séance parlementaire accompagnés d’un garde du corps. De manière spontanée, un piquet avait été convoqué pour protester contre la 23e loi Covid que la Chambre s’apprêtait de voter et qui allait entériner l’extension du Covid-Check (lire page 4). Sur la petite centaine de manifestants, une dizaine décidèrent de suivre les débats depuis le balcon des visiteurs où ne se trouvaient à ce moment que Romain Wolff accompagné de son lieutenant Steve Heiliger. (Le président de la CGFP, qui venait de fixer un « ultimatum » au gouvernement, dévisageant avec gravitas les députés de la majorité assis en contrebas.) Mais avant de monter sur le balcon, les antivax devaient d’abord se faire tester. La Police leur distribua des kits d’autotests gratuits que les manifestants acceptèrent de mauvaise grâce. Prenant finalement place sous les chandeliers du Parlement, ils suivaient le débat avec un sourire sardonique aux lèvres, commentant en live les discours (« Kasperltheater » ; « Dat ass Kabes » ; « Oh vreck »). Le n°1 et le n°2 de la CGFP préféraient quitter la salle.

Au bout d’une heure, alors que Gilles Baum vient de terminer son discours, une dame d’un certain âge lance un timide « Huuh » dans la salle, puis se lève et fait un doigt d’honneur au député libéral. Silence consterné dans la Plénière. Un député s’exclame : « Allerhand !». Gilles Baum semble stupéfait. Il reste planté, les bras ballants, au milieu de la salle, puis se ressaisit, remonte à la tribune et dénonce « un geste totalement déplacé ». Priée de partir par la Police, la dame s’en va sans faire de scène. Vaguement intimidés, les neuf manifestants demeurent assis pendant une quarantaine de minutes encore, puis filent à leur tour. La cheffe de fraction verte, Josée Lorsché, est justement en train de raconter « l’histoire à succès » des vaccins et l’« effet pervers » de leur efficacité : « Ils ont si bien agi que de nombreuses personnes ont oublié à quel point étaient terribles les épidémies de tuberculose, de variole, de paralysie infantile et de rubéole qui menaçaient encore l’humanité dans les années 1960 ». Mais les antivax sont déjà ailleurs.

Bernard Thomas
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