Aménagement de la Place de l'Europe

Moloch

d'Lëtzebuerger Land du 24.05.2001

Fernand Pesch se penche sur le jeune homme en charge de la technique et lui murmure quelques instructions dans l'oreille. Ce dernier exécute, augmente le volume du ghetto-blaster, la musique classique achetée au mètre, genre Mozart pour ascenseurs, rivalisera désormais avec les explications de Walter de Toffol. Sur l'écran défilent deux simulations en images de synthèses, la première expliquant le phasage des travaux d'ici 2004, la deuxième invitant à un survol comme à dos d'aigle, de la future merveille de l'architecture et de l'ingénierie: la place de l'Europe. 

Quelques instants plus tôt, Fernand Pesch, administrateur général au ministère des Travaux publics et président du comité directeur du Fonds d'urbanisation et d'aménagement de Kirchberg avait fermé lui-même les volets électriques de la grande salle de réunion du ministère, assuré au caméraman de la télévision nationale qu'on allait lui remettre un cassette avec les deux clips. 

La ministre des Travaux publics, Erna Hennicot-Schoepges (PCS), avait appelé la presse pour annoncer le début du méga-chantier, assuré avant et après la projection toute la disponibilité de ses collaborateurs à répondre à toutes les questions. Car il faudra bien avertir le public, faire passer la pilule: le grand chantier de l'entrée au Kirchberg, quartier européen sud, aux alentours du Bâtiment Tour, ne fait que commencer, prévoyez attentes, nuisances sonores, déviations, bouchons, pour les quatre années à venir. Quatre ans seulement, si tout va bien...

Car dès juin de cette année, une dizaine de chantiers vont s'ouvrir, sinon simultanément, au mieux par étapes de quelques mois de différence, employant plus de 700 personnes. On commence dans les sous-sols: construction de deux parkings souterrains, un grand à 1300 emplacements et un petit à 450 places, plus les deux grandes tours, de part et d'autre du boulevard Kennedy, symbolisant une sorte de portail d'entrée dans la ville. En janvier 2002 seront attaqués les deux projets gigantesques de la place: la salle de concerts conçue par Christian de Portzamparc (3,1 milliards de francs) et la rénovation du Centre de conférences - avec une nouvelle partie, une façade en verre de verre de 300 mètres de largeur, comprenant notamment un auditorium de plus de mille places (3,3 milliards de francs) -, constituant à eux deux le coeur et la raison d'être de l'énorme projet urbanistique. Le reste n'est alors que détail : aménagement de la place, voiries, réaménagement de la voie rapide en boulevard urbain... 

Conscient des méfaits des débuts, dans les années 1960, lorsque tout l'aménagement du Kirchberg était conçu en termes de voitures privées, le Fonds a fait de grands efforts pour se rattraper, pour corriger sa vision urbanistique et tenter d'insuffler vie à ce qui était devenu une ville fantôme. Commande fut passée à l'architecte et urbaniste catalan Ricardo Boffil de repenser l'aménagement du quartier européen. C'est lui qui a mis en exergue la forme triangulaire de la place de l'Europe, regretté son manque de caractère, sinon celui d'un terrain vague ou d'une grande aire de parking en plein air. En 1996, lors de la présentation de ses plans, Ricardo Boffil estimait que « pour y configurer un espace public vivant, il est naturel d'aligner les nouveaux bâtiments sur les bords de ce triangle». 

C'était lui aussi qui proposait de valoriser et d'animer la place en implantant la future salle de concerts en son centre: «Cet édifice, joyau de pierre au milieu du paysage de verre transparent des bâtiments qui l'entourent, est dans une position semblable à celle des baptistères des places de la Renaissance italienne». Les esquisses de Boffil prévoyaient toutefois un bâtiment rectangulaire, celui du lauréat du concours d'architecte est ovale mais respecte le volume prévu; Ricardo Boffil faisait partie du jury.

Or, si le projet de loi pour la construction de la salle philharmonique a passé le vote au parlement sans problèmes majeurs, si l'opinion publique s'est tue, semblant consciente de la nécessité d'une telle infrastructure culturelle, sans vraiment contester le coût, tout se passe comme si elle n'était plus vraiment la première urgence. Le Luxembourg est bel et bien co-organisateur, avec ses collègues de la grande région Saarlorlux, d'une prochaine « année culturelle » en 2007 et voudra alors se présenter sous le meilleur jour possible, équipé de toutes les infrastructures culturelles qui lui faisaient défaut en 1995 ; néanmoins la première échéance à venir, la plus importante est celle de 2005, année durant laquelle, selon le roulement interne, le Luxembourg devrait théoriquement assumer une nouvelle fois la Présidence de l'Union européenne. Et veut prouver par son activisme (tardif, il est vrai), que tout sera prêt, même en vue de l'élargissement de l'Union.

Car les bâtiments abritant les institutions européennes au Luxembourg, raison d'être de tout l'aménagement du Kirchberg, sont en piteux état. Que Dean Tavoularis, le décorateur du film CQ de Roman Coppola (vu à Cannes) n'ait presque rien eu à changer dans les décors pour simuler une coulisse années 1960 fait sourire mais en fait en dit long sur le « charme » désuet de ces bâtiments. Alors que la bataille entre Strasbourg et Bruxelles pour accueillir un maximum d'institutions européennes s'acharne, que de nouvelles voix risquent de revendiquer une part du gâteau, le Luxembourg a intérêt à investir pour prouver son engagement dans la politique du siège. Car si les institutions européennes sont aussi créatrices d'emploi et de richesse, elles contribuent surtout à garantir une certaine visibilité au micro-État pour que sa voix reste entendue dans la cour des grands. Politiquement, il s'agit donc d'un enjeu vital pour le Luxembourg, ce qui explique le sérieux de la présentation en images de synthèses. 

Ce qui étonne plutôt, c'est l'urgence dans laquelle les choses doivent s'exécuter, comme si on s'était soudain rendu compte des retards accumulés, comme si la pression européenne était encore montée d'un cran. Alors le gouvernement sort le chéquier et investit des sommes considérables - pour cela, il n'y a guère de problème. L'optimisme de l'agenda, les délais très serrés toutefois laissent rêveur. Quatre ans pour onze chantiers, pas mal dans un pays où une simple rénovation d'un théâtre dure sept ans...  

Les temps vont être durs pour le trafic à Kirchberg et, surtout, les gens qui y travaillent : un groupe de travail comportant aussi des fonctionnaires européens doit leur permettre de savoir à tout moment où en sont les travaux et par où passent les déviations pour venir au bureau tous les matins. Les habitations, prévues dans les plans de Boffil dans l'optique d'une mixité des fonctions dans tous les quartiers du Kirchberg, n'apparaissent plus, elles ont été déménagées vers le nord.

Les architectes et autres théoriciens ont donc laissé le champ libre aux ingénieurs et autres praticiens, en charge de faire fonctionner ce que l'on voit en quelques traits seulement sur les esquisses de Ricardo Boffil. Sur les animations digitales, la place terminée n'est pas sans rappeler la grande terrasse de la Défense à Paris ou le Potsdamer Platz à Berlin : une échelle surdimensionnée dans laquelle l'homme se perd, un exemple de vantardise architecturale tout en béton et en verre. Morne plaine ? On pourra, nous assure-t-on, y planter quelque verdure...

 

 

 

 

josée hansen
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