Le MNAHA expose les années de dictature au Portugal et la Révolution du 25 avril 1974 vues depuis le Luxembourg

Quand les œillets fleurissent au Luxembourg

Gaston Thorn, ministre des Affaires étrangères rend visite à Marcelo Caetano, successeur de Salazar, à Lisbonne en 1970
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 26.04.2024

Une histoire politique et sociale Cinquante ans jour pour jour après la Révolution du 25 avril 1974 au Portugal, le Musée national d’archéologie, d’histoire et d’art a ouvert ce jeudi l’exposition consacrée à ce chapitre de l’histoire sous le titre explicite La révolution de 1974. Des rues de Lisbonne au Luxembourg. Plus de 100 000 personnes issues du Portugal ou de ses anciennes colonies dont la vie a été marqué par la dictature de l’Estado Novo et sa suite vivent aujourd’hui au Grand-Duché. Pourtant cette période de l’histoire n’est pas ou peu étudiée dans les écoles et reste finalement assez peu familière à la population résidant au Luxembourg. Aussi l’exposition du MNAHA est plutôt didactique pour englober la Révolution des Œillets dans un contexte plus large. Elle remonte le fil de l’histoire, depuis les débuts de la dictature d’António de Oliveira Salazar jusqu’à 1986 et l’entrée du Portugal dans la Communauté européenne.

À travers des documents administratifs, des archives, des photographies, des témoignages et des articles de presse l’exposition présente la réalité de la dictature portugaise et la transition vers la démocratie, ainsi que la brutale décolonisation de l’Empire colonial portugais. Elle s’intéresse particulièrement aux relations entre le Luxembourg et le Portugal pendant cette période et en dresse une histoire politique et sociale. En 1962, on recensait 75 Portugais au Grand-Duché. En 1974, leur nombre est estimé à plus de 15 000. « La perception des liens entre le Luxembourg et le Portugal se fait toujours par le biais de l’histoire migratoire, souvent réduite à l’image d’une immigration pour des raisons économiques. Nous proposons un éclairage plus nuancé afin de rompre avec les clichés », explique Régis Moes, commissaire de l’exposition (avec Isabelle Maas) face au Land. Il convient alors de comprendre pourquoi, entre 1960 et 1974, plus d’un million de personnes ont quitté le Portugal, souvent de manière illégale, et comment cette révolution presque pacifique a mis fin à près de 48 ans de dictature, la plus longue d’Europe de l’Ouest.

Fatima en visite Retournons d’abord en 1926 : un coup d’État militaire porte le général Oscar Carmona au pouvoir dans un Portugal qui vit dans une grande instabilité politique et économique. António de Oliveira Salazar est nommé ministre des Finances deux ans plus tard et il réussit à s’imposer au sein du gouvernement et à concentrer progressivement tout le pouvoir. En 1932, le président de la République le nomme président du conseil (Premier ministre). Très vite, il se positionne comme le garant de l’ordre et impose une nouvelle constitution qui introduit le régime de l’Estado Novo (État nouveau). « Autoritaire, conservateur et catholique, l’Estado Novo s’articule autour de la trilogie ‘Dieu, Famille, Patrie’ et veut contrôler tous les aspects de la vie », résume Régis Moes. Il parle d’un régime de type fasciste avec les ingrédients typiques : organisations ouvrières et patronales servant un État centralisé et corporatiste, interdiction des syndicats et des partis autres que l’União Nacional, encadrement de la jeunesse (par la Mocidade Portuguesa), police politique (nommée Pide à partir de 1945), encouragement à la dénonciation et répression féroce. La torture était courante dans les prisons et dans les camps de concentration installés dans les colonies (Angola, Mozambique et Cap-Vert).

« La dimension catholique du régime explique que Salazar avait des adeptes au Luxembourg après la guerre et jusque dans les années soixante », commente le commissaire de l’exposition. Cet aspect est illustré par une archive du Luxemburger Wort de septembre 1947. On y relate le voyage et l’arrivée au Luxembourg d’une statue « pèlerine » de Notre-Dame du Rosaire de Fatima, envoyée par Salazar dans le monde entier, comme opération de diplomatie culturelle à destination des pays catholiques. Le Luxembourg est un des premiers des 64 pays de cette « tournée » qui va durer cinquante ans. Son passage à Wiltz est l’occasion de la pose de la première pierre du sanctuaire de Notre-Dame de Fatima qui deviendra un lieu de pèlerinage portugais à partir de 1968.

Trois noms pour une guerre Une autre dimension essentielle que met en avant l’Estado Novo sont les colonies, principalement en Afrique. « Lorsque nous avons travaillé sur les liens entre le Luxembourg et les colonies, le sujet des colonies portugaises a été soulevé. C’est le point de départ de cette exposition car c’est le point de départ de la Révolution de 1974 », rembobine l’historien Régis Moes. Alors que le processus de décolonisation est entamé par plusieurs pays, le Portugal de Salazar n’est pas prêt à renoncer à son empire. Mais quand, en 1961, l’armée indienne envahit la ville coloniale portugaise de Goa, des insurrections armées sont lancées en Angola, Mozambique et Guinée-Bissau pour obtenir l’indépendance. Salazar, puis son successeur Marcelo Caetano à partir de 1968, répondent de manière forte, avec une répression massive et des moyens militaires considérables. Pour mener cette guerre – que le régime appelle d’Outre-mer quand l’opposition parle de guerre coloniale et les peuples africains d’Indépendance – le service militaire obligatoire est allongé à quatre ans. L’impopularité du régime autoritaire croît d’autant plus que l’armée ne réussit pas à s’imposer contre les indépendantistes, malgré de nombreuses exactions (recours à la torture, massacres de populations civiles, utilisation d’armes chimiques, etc.) dénoncées et condamnées par l’ONU.

« Cela n’empêche pas le luxembourgeois d’intensifier ses relations officielles avec le Portugal à la même époque », notent les commissaires de l’exposition. Car pendant cette période, plusieurs dizaines de milliers de déserteurs, réfractaires ou objecteurs, selon le point de vue, ont fuit le Portugal… D’autres font le salto (le saut, c’est-à-dire un départ illégal) pour échapper à ce système politique conservateur qui freine le développement économique et social du pays. L’arrivée de milliers de Portugais pousse le gouvernement luxembourgeois à discuter avec la dictature. Ainsi, en 1965, un premier accord règle des questions de Sécurité sociale. En 1970, le ministre des Affaires étrangères libéral Gaston Thorn se rend à Lisbonne pour négocier un accord de main-d’œuvre avec la dictature. Cet accord doit « combler les lacunes en main-d’œuvre par un recrutement et une immigration accrue de travailleurs portugais ». Il a été ratifié par une loi votée à la Chambre des députés en 1972. Il prévoit par exemple que les offres d’emploi publiées au Luxembourg par l’Office national du Travail soient transmises à la Junta de Emigraçao. Cette instance se charge du recrutement des travailleurs, de valider leurs compétences, leur état physique et de santé et leur moralité. Le texte mentionne aussi les règles de regroupement familial.

Pas de Cap-verdiens L’accord de sécurité sociale a été modifié en 1973 avec une série d’amendements concernant les pensions ou les allocations familiales. Mais il s’agissait surtout de tenir compte des « travailleurs provenant de territoires non couverts par la convention », à savoir les Açores, Madère et le Cap Vert. Cet aspect a donné lieu à des débats importants à la Chambre des députés (« Dat hat ganz vill Stëps opgewierbelt », rappelle Jean Spautz (CSV), rapporteur du texte). Le gouvernement luxembourgeois obtient « qu’aucune mesure tendant à stimuler l’émigration vers le Grand-Duché des travailleurs du Cap Vert et de leurs familles ne soit prise ». Cette phrase qui figure dans l’exposé des motifs confirme la volonté du Luxembourg de favoriser une immigration catholique et… blanche.

Parmi les immigrés portugais au Luxembourg, on retrouve aussi bien des jeunes hommes ayant fui pour éviter le service militaire que d’anciens combattants, tout comme des personnes de couleur issues des colonies africaines. La communauté portugaise n’est donc pas uniforme. Cela se vérifie aussi dans le rapport à la politique. « À cause de la culture d’apolitisme promue par le régime et par peur de la répression, les Portugais du Luxembourg s’expriment peu en la matière. Néanmoins, quelques opposants au régime salazariste s’installent au Grand-Duché. Ils ont souvent des liens avec des groupes politiques à l’étranger », détaille Régis Moes. On apprend par exemple dans Contacto ce mois-ci qu’une cellule de résistance à la dictature a été montée au Luxembourg par Antonio Paiva, militant communiste qui avait fui le Portugal en 1969, via Paris. Mais l’exposition montre aussi que l’Estado Novo sévissait au Luxembourg, surveillant certains opposants politiques, avec l’aide de la police luxembourgeoise. Ainsi, on trouve un document (caviardé) issu des archives de la police politique portugaise où, en juin 1972, le Service de renseignements luxembourgeois demande à la police portugaise des informations sur six ressortissants portugais vivant au Luxembourg et ayant participé à des actions syndicales ou étant suspectés d’activités politiques. Trois des six personnes ont été expulsées.

Mobilisation Une salle de l’exposition est consacrée aux conditions de vie des immigrés portugais et à leurs relations avec les Luxembourgeois. Dès la fin des années soixante, la presse luxembourgeoise se fait l’écho des difficultés que rencontrent beaucoup de Portugais, notamment en matière de logement. Le Service de la main-d’œuvre étrangère du ministère de la Famille et certaines associations, sensibilisent l’opinion publique aux problèmes des immigrés qui sont souvent confrontés à la xénophobie et au racisme. En témoigne la publication Fremdarbeiter. Ein Schwarzbuch über ihre Situation in Luxemburg par l’União (ancêtre de l’Asti). En 1969, l’association Amitiés Portugal Luxembourg (APL) est créée pour favoriser de meilleures relations entre lusophones et Luxembourgeois. Cette association lance le journal Contacto. Rédigé au Luxembourg, mais imprimé à Lisbonne, il est soumis à la censure. Certains articles publiés à l’époque suivent la ligne de propagande du régime.

Le consulat du Portugal est ouvert dès 1966 et confié au diplomate José Mendes-Costa. Les Portugais y renouvellent leurs documents d’identité, ce qui est problématique pour ceux qui ont fait le salto illégal. La ruse et la corruption sont alors de mise. La proximité du consul avec le régime est régulièrement critiquée dans la presse qui l’accuse d’être indifférent aux problèmes quotidiens des Portugais. Ainsi, dans le Land du 7 décembre 1973, sous le titre Portugals Konsul : Persona non grata, le départ de Mendes-Costa est demandé. « Er ist ja nicht mehr als ein Handlanger des Lissaboner Regimes, dessen Herold und Aufpasser zugleich », lit-on sous la plume de Jean-Marie Meyer. Le journaliste décrit les relations tendues entre le consulat et l’APL. L’association est soupçonnée de mener une propagande « gauchiste et anti-régime».

Dans ce contexte, de plus en plus de Luxembourgeois s’expriment et se mobilisent contre la dictature portugaise. Par exemple, des piquets de protestation contre les guerres coloniales sont organisés par des organisations de jeunesse comme Forum 80 000, catholique, ou la Fédération communiste, maoïste. À deux reprises en 1973, des étudiants luxembourgeois ont été molestés lors de ces actions. La presse de l’époque sous-entend que des agents de la Pide ont été envoyés au Grand-Duché pour les intimider.

Fleur au fusil On arrive finalement à la date du 25 avril 1974. À minuit, la diffusion à la radio portugaise de la chanson Grândola Vila Morena de Zeca Afonso, interdite par le régime, est le signal du début des opérations planifiées par de jeunes officiers, regroupés dans le Mouvement des forces armées (MFA). Dirigés par le capitaine Otelo Saraiva de Carvalho, plusieurs détachements militaires ont pris position à des endroits stratégiques de Lisbonne, rejoints dans la matinée par la population civile. La liesse est partout dans les rues en soutien des putschistes. Celeste Caeiro qui devait livrer des œillets à un restaurant, distribue les fleurs aux soldats. Ces derniers les placent sur le canon de leurs fusils, donnant son nom à la révolution. Les choses s’enchaînent rapidement. Le président du Conseil Marcelo Caetano se retranche dans la caserne de la Garde nationale, assiégée dès l’après-midi. En début de soirée, le général Spínola, ancien gouverneur général de Guinée obtient la démission de Caetano et du gouvernement. En moins de 18 heures, presque sans coups de feu, la dictature s’effondre. Un gouvernement provisoire regroupant l’ensemble des partis d’opposition et des représentants de l’armée est mis en place fin avril. Les opposants politiques historiques Alvaro Cunhal (communiste) et Mário Soares (socialiste), rentrés d’exil, en font partie.

Au Luxembourg, un « Comité portugais pour la liberté d’expression » est constitué dans les jours qui suivent. Le 11 mai, ce comité organise une manifestation qui rassemble plusieurs centaines de personnes. Les slogans exigent la démission du consul. José Mendes-Costa est démis de ses fonctions en octobre 1974. La ferveur populaire et les événements politiques portugais sont largement commentés par la presse luxembourgeoise. Entre espoirs pour la démocratie et craintes de voir le Portugal basculer dans le camp communiste (on est en pleine Guerre froide), les éditoriaux s’enchaînent.

L’après 25 avril À plusieurs reprises, le Portugal a failli prendre la voie d’une nouvelle dictature, car plusieurs tentatives de coup d’État ont émaillé les mois qui suivent la Révolution des Œillets. Il a fallu un an pour qu’émerge une Assemblée constituante, puis encore une année pour qu’une nouvelle constitution consacre la démocratie parlementaire. Depuis 1976, le Portugal est un pays démocratique qui connaît régulièrement des élections. Le pays devient membre de la CEE en 1986.

L’exposition se conclut sur les élections législatives portugaises du 10 mars dernier. Le parti nationaliste et populiste Chega (ça suffit en portugais), dont le slogan « Dieu, patrie, famille et travail » est clairement inspiré du diktat salazariste, a obtenu 18 pour cent des voix, devenant la troisième force politique d’un pays qui ne connaissait pas vraiment de parti d’extrême-droite jusque-là. Les Portugais qui ont voté au Luxembourg (un bon tiers des inscrits) ont même placé ce parti en tête de leurs suffrages, avec 19,61 pour cent des voix. Un rappel de l’histoire n’est donc pas inutile.

France Clarinval
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