La situation économique se dégrade et le chômage reste au plus bas. L’effet de rémanence prévaut. Mais jusqu’à quand ?

Plaisant paradoxe

d'Lëtzebuerger Land du 26.08.2022

Décidément, pour reprendre le titre d’un album de bandes dessinées dû au dessinateur français Reiser à la fin des années 70, « on vit une époque formidable ». Depuis la fin de la crise sanitaire l’environnement économique et social ne cesse de nous réserver des surprises qui échappent aux analyses traditionnelles. Prenons le cas du chômage. Avec le ralentissement de la croissance au niveau mondial, qui est désormais une certitude, et la menace de récession dans plusieurs pays, il devrait connaître, selon la théorie économique et les exemples des crises des dernières décennies, une véritable envolée. Dans certains pays, le spectre des années qui ont suivi la crise de 2008-2009 a resurgi : en Espagne début 2013, un pic de près de 27 pour cent de chômeurs avait été atteint, avec un taux de plus de 55 pour cent chez les jeunes !

Or rien de tel ne s’est produit jusqu’à présent, même pas un frémissement, si ce n’est l’effet saisonnier habituel. Ainsi, au Luxembourg, le nombre de demandeurs d’emploi résidents disponibles inscrits à l’Adem est passé de 13 638 fin juin à 14 259 fin juillet soit une hausse de 4,55 pour cent. Mais une fois déduites les variations saisonnières par le Statec, le chômage apparaît comme stable à 4,7 pour cent de la population active. Même physionomie en France où il est passé de 7,2 à 7,3 pour cent entre juin et juillet. En juin, selon Eurostat, le taux de chômage au sein de la zone euro était pour le deuxième mois consécutif au niveau historiquement bas de 6,6 pour cent et seulement de six pour cent pour l’ensemble de l’Union européenne, en baisse par rapport au printemps 2021. Aux États-Unis, avec un taux de 3,6 pour cent, le chômage est tout proche de son niveau pré-pandémique, qui était le plus bas depuis cinquante ans. En juillet, 22 États avaient des taux de chômage égaux ou inférieurs à trois pour cent.

La situation est inédite et tout le monde espère qu’elle perdurera. Pour le savoir il faut examiner ses causes. Si l’on s’en tient au chiffre du chômage global l’explication la plus couramment avancée par les économistes est qu’il existe un « effet de rémanence » de l’emploi. Le chômage ne commencerait à augmenter que plusieurs mois après que l’activité donne des signes de faiblesse, à cause des anticipations des recruteurs. Tant qu’ils pensent que les turbulences sont temporaires, ils n’ont aucune raison de se séparer de leurs salariés et trouvent toujours des moyens pour surmonter une mauvaise passe.

Si l’on admet que la dégradation de la situation économique depuis le début 2022 est surtout due à des pénuries post-Covid qui ont été exacerbées par une crise géopolitique, et que les choses reviendront à la normale à une échéance assez brève, on est bien dans une « logique d’attente » qui ne justifie pas d’embauches nouvelles mais pas davantage des dégraissages massifs. Les prévisions des grandes organisations régionales ou mondiales vont d’ailleurs dans ce sens. Ainsi, en juin, la Banque centrale européenne prévoyait qu’après une flambée inflationniste en 2022 (6,8 pour cent pour la zone euro) la hausse des prix tombera à 3,5 pour cent en 2023 et à 2,1 pour cent en 2024.

Quant aux prévisions de croissance, si elles actent le ralentissement, les augmentations attendues du PIB de la zone euro (2,1 pour cent en 2023 et en 2024) sont meilleures que celles enregistrées dans les deux années précédant la crise sanitaire : 1,9 pour cent en 2018 et 1,2 pour cent en 2019 selon Eurostat ! Même son de cloche du côté de la Banque mondiale, qui, en juin, tout en prévoyant que la croissance mondiale chute de 5,7 pour cent en 2021 à 2,9 pour cent en 2022, s’attendait à ce que ce rythme de croissance perdure jusqu’en 2023-2024. Or il est très voisin de celui connu en 2018 et 2019. Et comme la croissance est désormais plus « riche en emplois » qu’auparavant (une des causes, pas forcément positive, étant la baisse tendancielle de la productivité) le chômage n’a aucune raison d’augmenter.

Mais on peut aussi voir les choses autrement, en considérant que le taux de chômage est une moyenne qui porte sur l’ensemble de l’économie et de la population active. Or, de manière évidente, toutes les activités ne sont pas logées à la même enseigne. Certaines sont en situation de plein-emploi (et même au-delà) alors que d’autres commencent à licencier car la conjoncture leur est défavorable. La combinaison de ces deux tendances antagonistes donne un taux de chômage global stable. Les organismes statistiques tels que la Statec au Luxembourg, l’Insee en France ou Eurostat pour l’UE ne publient pas de taux de chômage par branche, ce qui rend l’analyse difficile.

Mais des cas récents qui ont défrayé la chronique et des données des services de l’emploi permettent de se faire une idée du problème. Le secteur Horeca est un exemple typique de suremploi. Non seulement il n’y a pas de chômage dans cette branche mais les emplois disponibles sont nettement supérieurs au nombre de personnes qui sont disposées à les occuper. La situation n’est pas nouvelle. Bien que facile d’accès car les compétences exigées pour de nombreux postes y sont très limitées, le secteur est connu de longue date pour ses rémunérations médiocres et ses conditions de travail difficiles (surtout en termes d’horaires). Aux difficultés chroniques de recrutement se sont ajoutées les conséquences de la crise sanitaire, qui a amené un grand nombre de salariés en poste dans ce secteur à vouloir changer de vie. En France, sur environ un million de salariés, un quart ne sont pas revenus après le premier confinement ! Les professionnels sont parfois amenés, pour assurer une qualité de service convenable, à fermer temporairement leurs établissements en semaine ou à bloquer les réservations.

La tension est devenue telle qu’en juin 2022, la ministre néerlandaise des Affaires sociales et de l’Emploi, Karien van Gennip, a déclaré sans plaisanter qu’elle imaginait investir « dans les décrocheurs de banlieue, français ou par exemple espagnols, qui quittent l’école, pour les faire travailler aux Pays-Bas dans la restauration ou l’horticulture », ce qui permettrait au passage « de remettre ces jeunes dans le droit chemin » ! Au Luxembourg, au 31 juillet 2022, 13 028 postes vacants figuraient dans les fichiers de l’Adem, soit une hausse de plus du tiers sur un an. De juin 2021 à juin 2022, l’augmentation a même été de quarante pour cent. Les postes vacants concernent une grande diversité de métiers, puisque les dix métiers les plus recherchés ne représentent que moins de dix pour cent du total. De façon générale les activités de services aux entreprises (informatique, comptabilité et audit, secrétariat, nettoyage) et aux particuliers (Horeca, aides à la personne, réparation) sont d’autant plus sous tension que les prévisions d’activité y sont bonnes, contrairement à celles qui concernent l’industrie. Si certains métiers présentent une faible attractivité, c’est surtout l’inadaptation des qualifications qui est en cause pour expliquer la vacance d’emplois. Même constat en France où, à la mi-juillet, 58 pour cent des chefs d’entreprise faisaient état d’une « hausse significative des difficultés de recrutement », une proportion jamais constatée auparavant.

Un autre phénomène structurel peut expliquer l’allure favorable des chiffres de l’emploi. Il s’agit de l’évolution démographique. Dans un grand nombre de pays développés le solde naturel de la population diminue depuis déjà plusieurs années, ce qui signifie qu’il y a plus de décès que de naissances. Dans l’UE à 27 pays, la baisse a été de 2,5 pour cent en 2021 et n’est même plus compensée par le solde migratoire. 19 pays sur 27 ont connu une baisse, très marquée en Italie (solde naturel négatif de 5,8 pour cent) et dans les pays de l’est de l’Europe. Le Luxembourg, la France et les Pays-Bas échappent pour le moment à cette tendance. La taille de la population active (15-64 ans) s’inscrit déjà en baisse. Au sein de l’OCDE, alors qu’elle augmentait dans les années 1990 de plus de 0,5 pour cent par an, elle diminue depuis 2017. À la fin des années 2020, la baisse atteindra plus de 0,3 pour cent par an. Dans l’UE, la population active diminuait depuis 2010 et devrait baisser chaque année jusqu’en 2060. 

Comme parallèlement le nombre d’emplois créés augmente régulièrement, même avec une croissance faible, il y a de moins en moins de personnes disponibles sur le marché du travail. Dès les années 90, on se demandait si l’arrivée de générations de moins en moins nombreuses sur le marché du travail ferait diminuer le chômage. La réponse à cette question semble aujourd’hui positive.

Big Quit

Un phénomène inédit se produit depuis quelques mois dans les pays développés, suscitant l’inquiétude des milieux patronaux. Il s’agit d’une vague de démissions, désignée aux États-Unis, où elle a pris une ampleur inattendue en 2021 (47 millions de personnes ont quitté leur entreprise, soit trois pour cent des salariés) sous le nom de Big Quit.

Tous les types d’emplois et tous les secteurs ont été concernés. La hausse du nombre de départs est en partie due à un effet de rattrapage après les mois de confinement en 2020 qui avaient gelé les « resignations ». En France, selon une étude récente du Ministère du travail, elles ont aussi bondi après le premier confinement du printemps 2020, passant de 1,4 pour cent des salariés au second trimestre 2020 à 2,7 pour cent au premier trimestre 2022, soit un quasi doublement. Mais il ne s’agit pas d’un record, car la proportion avait atteint
2,9 pour cent juste avant la crise financière de 2008.

Logiquement les démissions sont plus faciles en période de quasi plein-emploi, surtout dans les secteurs en tension, les salariés en profitant pour améliorer leur situation. Mais les études montrent que les mouvements ne se font pas tous au sein du même secteur, certains salariés partant pour faire tout autre chose. Le phénomène semble aussi toucher davantage qu’auparavant les salariés de plus de quarante ans. Les remises en cause personnelles pendant les confinements ont forcément joué un rôle. Reste à savoir si ces tendances perdureront au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la crise sanitaire, surtout si, en dépit de la situation actuelle qui reste favorable, le chômage était appelé à repartir à la hausse.

Georges Canto
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