La polycrise a accentué le risque de pauvreté y compris dans l’UE et au Luxembourg

Pauvres dans des pays riches

Mendicité à Luxembourg
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 23.06.2023

Dans son dernier « Rapport sur la pauvreté et la prospérité partagée » publié en octobre 2022, la Banque mondiale propose comme objectif que, d’ici à 2030, moins de 600 millions de personnes vivent avec moins de 2,15 dollars par jour, seuil défini comme celui de « l’extrême pauvreté ». S’il est atteint, ce sera un net progrès par rapport aux 719 millions de 2020 mais néanmoins une déception par rapport à l’objectif d’éradication totale exprimé en 2015. « Les progrès accomplis dans la réduction de l’extrême pauvreté ont été stoppés en même temps que la croissance économique mondiale marquait le pas », a déploré le président de la Banque mondiale David Malpass. Dans les pays riches et notamment en Europe, le même phénomène se produit : la croissance atone provoque aussi le maintien à un niveau élevé du « risque de pauvreté », même si la notion de pauvreté chez nous n’a pas le même sens (et ne concerne pas l’extrême pauvreté). Selon un rapport publié mi-juin par l’organisme statistique Eurostat, en 2022, 21,6 pour cent des habitants de l’UE étaient concernés soit quelque 95 millions de personnes !

Ce nombre étonnant ne recouvre pas seulement les personnes à faibles revenus. Deux autres catégories sont prises en compte : celles qui souffrent de privations matérielles et sociales sévères altérant leur qualité de vie. Et celles qui vivent dans un ménage où les adultes travaillent très peu en termes de temps. Ces trois groupes se recoupent, mais en partie seulement, ce qui rend l’évaluation difficile. Le risque de pauvreté touche les personnes dont le revenu disponible après transferts sociaux était inférieur à un seuil fixé à soixante pour cent du revenu disponible médian de chaque pays, et ce pour l’année en cours et au moins deux des trois années précédentes.

En raison de son mode de calcul, cet indicateur doit être pris avec des pincettes. Selon Eurostat, « il ne mesure pas la richesse ou la pauvreté, mais un faible revenu par rapport aux autres résidents du pays, ce qui n’implique pas nécessairement un faible niveau de vie ». Il est très relatif au niveau international, un « pauvre » dans un pays donné pouvant apparaître comme une personne plutôt bien payée ailleurs en Europe. Ainsi un adulte qui gagnerait 2 000 euros par mois au Luxembourg serait en-dessous du seuil de pauvreté (qui s’élève à 2 177 euros localement), mais serait vu comme favorisé en Grèce avec un revenu supérieur de vingt pour cent au salaire moyen ! Ces réserves étant faites, le nombre total de personnes en risque de pauvreté dans chaque pays s’établissait à 72,8 millions d’individus, soit 16,5 pour cent de la population de l’UE.

L’état de privation matérielle et sociale est caractérisé lorsqu’une personne se trouve ou s’est récemment trouvée dans l’incapacité de payer au moins trois dépenses parmi les suivantes : achat régulier de viande ou de protéines ; paiement du loyer ou de la mensualité d’emprunt immobilier ; paiement de factures d’énergie ou de services publics ; achat d’un bien durable tel que TV, lave-linge, téléphone portable ou voiture. Ne pas pouvoir partir en vacances ou être incapable de faire face à des dépenses imprévues entrent également dans le « schéma de la privation ». Le nombre de personnes dans ce cas a été évalué à 28,7 millions en Europe, soit 6,5 pour cent de la population, mais la moitié d’entre elles se retrouvent aussi parmi les gens en risque de pauvreté, il ne faut donc en retenir que 14,3 millions « supplémentaires ».

Enfin la « très faible intensité de travail » désigne une situation où des personnes de 18 à 64 ans ont travaillé au cours de l’année précédente pendant une durée égale ou inférieure à vingt pour cent de leur potentiel de temps de travail total. Les personnes vivant dans ces ménages, enfants compris, sont estimées à 27,3 millions. Là aussi elles se confondent à hauteur de 70 pour cent avec les membres des deux autres catégories et on n’en comptabilisera que 8,2 millions en plus. Finalement le total « AROPE », c’est-à-dire celui des individus « at risk of poverty and exclusion », s’élève à 95,3 millions de personnes en Europe (UE à 27). Quelque 5,6 millions subissent une « triple peine » en vivant dans des ménages confrontés simultanément aux trois risques de pauvreté et d’exclusion sociale. D’importantes disparités ont été constatées entre les pays, avec quelques surprises.

On pouvait s’attendre à de mauvais chiffres dans des pays de l’Est de l’Europe issus de l’ancien bloc soviétique et dans certains pays méditerranéens durement frappés par la crise depuis quinze ans. De fait, le triste record de fragilité est détenu par la Roumanie (34,4 pour cent de personnes en risque de pauvreté ou d’exclusion sociale) suivie de la Bulgarie (32,2 pour cent) soit dans les deux cas environ le tiers de la population. Dans les pays baltes, en Grèce, en Italie et en Espagne, la proportion se situe entre 24 et 26 pour cent, soit le quart des habitants.

Plus étonnant, plusieurs grands pays de l’Ouest de l’Europe comme l’Allemagne et la France (21 pour cent à chaque fois) affichent un taux à peine inférieur à la moyenne. Au Luxembourg, le pays de loin le plus riche d’Europe en termes de PIB par habitant, une personne sur cinq est en risque de pauvreté ou d’exclusion ! La proportion exacte, qui est de 19,4 pour cent, est supérieure à celle de la Belgique (18,7 pour cent) et situe le Grand-Duché à une peu glorieuse douzième place sur 27 pays. En revanche, la Slovénie et la République tchèque affichent des parts inférieures à 13,5 pour cent. Tous pays confondus l’analyse montre que les femmes, les jeunes adultes, les personnes ayant un faible niveau d’éducation et les chômeurs sont, en moyenne, plus exposés au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale en 2022 que les autres groupes de la population de l’UE. 22,7 pour cent des femmes contre 20,4 pour cent des hommes étaient concernées. En ce qui concerne l’âge, les jeunes étaient de loin les plus touchés (24,7 pour cent chez les moins de 18 ans et 26,5 pour cent chez les 18-24 ans), tandis que les autres classes d’âge étudiées (25-49 ans, 50-64 ans et plus de 65 ans) se situaient entre 20 et 21 pour cent.

D’autres facteurs sociaux pèsent lourd dans le risque de pauvreté, avec des écarts beaucoup plus importants que pour le sexe et l’âge, variables que l’on ne peut contrôler. Le niveau d’instruction tout d’abord. Au niveau de l’UE, parmi les personnes âgées de 18 ans et plus ayant un faible niveau d’instruction (de 0 à 2 sur l’échelle de la classification internationale type de l’éducation, donc ayant reçu au maximum un enseignement secondaire du premier cycle), plus d’un tiers (34,5 pour cent) étaient menacées de pauvreté ou d’exclusion, contre 10,5 pour cent seulement des personnes ayant fréquenté l’enseignement supérieur (niveau 5 à 8 de la CITE), soit un écart de 24 points ! Le pourcentage correspondant pour les personnes ayant un niveau d’instruction moyen (niveaux 3 et 4 de la CITE) était de 19,8 pour cent. L’occupation d’un emploi ensuite. Près des deux tiers (65,2 pour cent) des chômeurs étaient menacés de pauvreté ou d’exclusion sociale, cette proportion chutant à 11,1 pour cent pour les personnes en activité. Chez les retraités, anciens actifs, le taux est proche de la moyenne avec 19,1 pour cent, mais chez les autres personnes inactives (comme les femmes au foyer) il remonte à près de 43 pour cent !

Enfin parmi les facteurs fortement corrélés au risque de pauvreté ou d’exclusion figure la présence d’enfants à charge, mais son impact n’est pas aussi grand que prévu. Il n’existe en effet qu’un écart de 1,6 point entre la proportion de ménages exposés au risque ayant des enfants et celui des ménages sans enfants (respectivement 22,4 pour cent et 20,8 pour cent en moyenne). Mais sur ce critère, de gros écarts ont été observés d’un pays à l’autre. Pour les personnes vivant dans des ménages avec enfants à charge, le taux de risque connaissait des pics allant de 29 à 36 pour cent en Espagne, en Bulgarie et en Roumanie, mais aussi de très faibles niveaux au Danemark et en République tchèque (entre onze et douze pour cent) avec un record, tout relatif, de 8,9 pour cent en Slovénie. Le Luxembourg avec 24 pour cent se trouvait au septième rang, au-dessus de la moyenne de l’UE et de celle de la zone Euro, un classement guère brillant.

En revanche le Grand-Duché était nettement mieux placé pour la proportion de personnes à risques vivant dans des ménages sans enfants à charge : avec 14,5 pour cent, son taux était un des trois plus faibles en Europe, les plus mauvais étant enregistrés en Estonie, en Bulgarie et en Lettonie (entre 33,5 et 34,5 pour cent). Au Luxembourg la différence de dix points selon la présence ou non d’enfants à charge interroge sur la politique d’aide aux familles défavorisées. Ayant un caractère essentiellement statistique, le rapport d’Eurostat n’évoque pas les causes profondes du maintien d’un risque élevé de pauvreté et d’exclusion dans les pays d’Europe et ne propose donc pas de recommandations. Il rappelle néanmoins que dans le cadre du Plan d’action du socle européen des droits sociaux (European Pillar of Social Rights Action), il est prévu à l’horizon 2030 une réduction d’environ seize pour cent du total des personnes AROPE, soit quinze millions d’individus dont un tiers d’enfants. Un objectif qui implique la poursuite d’une croissance économique soutenue.

Georges Canto
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