Le débat sur le poids de la dette publique s’est étrangement éteint alors qu’il reste à définir comment l’UE financera la transition énergétique et la relance

Danse au-dessus du volcan

d'Lëtzebuerger Land du 08.10.2021

En France le mois de septembre a été marqué par des pluies abondantes. Des pluies de chèques s’entend, car à l’occasion d’une « tournée de rentrée » dans plusieurs régions du pays, Emmanuel Macron a promis des subventions, aides, revalorisations et indemnités diverses à toutes sortes de catégories socio-professionnelles (enseignants, soignants, policiers, agriculteurs, personnes âgées, chômeurs de longue durée) ou de collectivités locales (la ville de Marseille) pour un montant total de quarante milliards d’euros ! Le fait que l’on soit au début de la campagne présidentielle de 2022 n’est naturellement pas étranger à cette distribution « d’argent magique » par le président sortant. D’ailleurs son prédécesseur François Hollande s’était comporté exactement de la même manière fin 2016, avant de renoncer à se représenter. Mais la situation n’est pas comparable sur un point-clé : la dette publique qui atteignait alors 96 pour cent du PIB, un niveau déjà exorbitant, s’élève aujourd’hui à 118 pour cent, soit vingt points de plus ! Le Covid-19 est passé par là et le soutien à l’économie « quoi qu’il en coûte » a fait exploser la dette, comme d’ailleurs dans de nombreux pays et pour les mêmes raisons.

On se trouve donc dans une situation curieuse où malgré une dette publique qui représente deux fois le niveau maximum prévu par le traité de Maastricht, les dépenses publiques continuent à augmenter (elles pèsent près de 56 pour cent du PIB !) sans être couvertes par des ressources équivalentes. Elles maintiennent le déficit annuel et l’endettement total à un niveau si élevé qu’une personnalité éminente comme Édouard Philippe (Premier ministre de 2017 à 2020) peu suspect d’hostilité au président, a jugé que « l’on danse sur un volcan ». Mais il est quasiment le seul, tous bords confondus, à évoquer encore la question. Si cette quasi-disparition du problème de la dette du débat public peut se comprendre dans les pays encore peu endettés malgré la crise - elle a été très peu abordée dans la campagne législative allemande - elle est a priori moins justifiable là où elle dépasse les cent pour cent du PIB (sept pays de l’UE sont dans ce cas). Serait-ce un phénomène d’accoutumance, aggravé par la crise sanitaire, qui a donné le sentiment fallacieux que tout était possible en matière financière et qu’un pays pouvait vivre en étant durablement et massivement endetté ?

En vérité l’explication est assez simple. L’endettement n’a jamais été aussi élevé, mais il n’a jamais été aussi supportable. En Europe la politique monétaire de la BCE, avec des taux directeurs très faibles voire négatifs, a permis aux États d’emprunter à très faible coût et même de s’enrichir à cette occasion. En mars 2021, le Luxembourg a émis un emprunt de 2,5 milliards d’euros sur une durée de dix ans à -0,045 pour cent. Les créanciers de l’État vont donc lui verser quelque 1,125 million d’euros chaque année pour avoir le privilège de lui prêter. En 2020, la France a pu emprunter à un taux moyen de -0,13 pour cent, tombé à -0,06 pour cent pendant les neuf premiers mois de 2021. Entre 2015 et 2020 la dette y a grossi de 552 milliards d’euros mais la charge annuelle d’intérêts a baissé de 15,4 milliards. Un avantage qui se retrouve même dans les pays qui n’empruntent pas à un taux négatif.

Un autre facteur de confort est constitué par la politique de rachats d’actifs entamée par la BCE en 2015. Les emprunts publics, qui au moment de leur émission (marché primaire) sont essentiellement souscrits par des établissements financiers, leur sont ensuite rachetés par la BCE, de sorte que cette dernière détient environ le quart de la dette publique des pays de la zone euro, soit près de 3 000 milliards d’euros. Cette particularité a donné des idées à certains économistes. Pour eux, la dette publique détenue par la banque centrale européenne pourrait être, sinon annulée, du moins transformée en dette perpétuelle jamais remboursée. Une pratique ancienne qui existait encore il y a peu dans certains pays développés : la France a remboursé ses derniers emprunts perpétuels en 1982 et le Royaume-Uni en… 2015.

Cette proposition a provoqué un tollé du côté des banquiers centraux. Pour Christine Lagarde, la présidente de la BCE, elle est « inenvisageable », car contraire aux traités européens et nécessiterait de toute manière un accord unanime des 27 Etats de l’UE : on voit mal comment il pourrait être acquis sachant que nombre d’entre eux ne sont que faiblement endettés. Plus de la moitié (quatorze) répondent aux critères de Maastricht et parmi eux la Suède, la République tchèque, la Bulgarie, l’Estonie et le Luxembourg ont un taux d’endettement inférieur à quarante pour cent. Le Grand-Duché affiche, avec une dette publique de 28 pour cent du PIB, le deuxième meilleur taux de l’UE. François Villeroy de Galhau, le gouverneur de la Banque de France, va plus loin en assimilant la suggestion à un défaut de paiement qui limiterait de facto toute possibilité d’emprunt ultérieur. Le signal serait « catastrophique » vis-à-vis des investisseurs hors UE qui détiennent une grande partie de l’encours sur les marchés. « Toute dette doit être remboursée », a surenchéri Pierre Moscovici, ancien commissaire européen aux Affaires économiques et financières, actuellement Premier président de la Cour des comptes française.

D’autres économistes mettent en avant l’avantage dû à la faiblesse persistante des taux. Olivier Blanchard, ex-chef économiste du Fonds monétaire international, estime que malgré le rebond de l’inflation « les gouvernements pourront continuer d’emprunter à des conditions très favorables » et qu’ils doivent d’ailleurs le faire pour stimuler la demande et pour « investir pour l’avenir, par exemple pour lutter contre le réchauffement climatique ». Les tenants de la transformation de la dette, menés par l’universitaire parisienne Jézabel Couppey-Soubeyran, n’évoquent pas spécialement la hausse prévisible des taux pour justifier leur position. Ils considèrent avant tout que le stock de dettes de certains pays a atteint des niveaux tels que le simple fait de « rentrer dans les critères de Maastricht » conduirait à des politiques d’austérité d’autant plus inacceptables qu’elles se prolongeraient pendant au moins une décennie. 

À la baisse du pouvoir d’achat sous le poids de la fiscalité, délétère pour l’économie, s’ajouteraient des coupes sombres dans les dépenses sociales et les services publics et l’impossibilité de financer la transition écologique. Un fort mécontentement social en résulterait. Il y a un précédent : pour éponger l’endettement né après la crise financière de 2008-2009, quand les dépenses publiques avaient (déjà) limité la casse en matière économique, le retour de la rigueur budgétaire avait plombé la reprise. Les économistes favorables à l’annulation de la dette publique ou à sa transformation en dette perpétuelle font valoir que ces solutions ne concerneraient que la partie détenue par la BCE. Elles ne lèseraient aucun créancier privé ou public tout en soulageant les États, qui dans tous les cas n’auraient plus à rembourser une partie du capital emprunté. Mais plusieurs points restent en suspens, surtout en cas de transformation en dette perpétuelle. Cette procédure ne modifie en rien la charge de remboursement qui pèserait sur les États n’ayant pu emprunter à taux négatifs. Elle ne change rien non plus au calcul du ratio de Maastricht, sauf en cas de cantonnement (c’est-à-dire de séparation du reste de la dette, ce qui serait éventuellement possible avec la dette Covid-19 accumulée depuis mars 2020, dont la moitié est déjà aux mains de la BCE) ou de changement de critère. 

On peut aussi se poser des questions pour l’avenir. Le recours à des emprunts perpétuels sera-t-il l’amorce de leur retour en grâce pour les émissions publiques futures ? Quel serait leur avantage sachant que plusieurs États empruntent déjà pour des durées très longues, trente ans ou plus ? La crainte le plus souvent exprimée est que le fait de « redonner des marges de manœuvre » en allégeant une partie de la dette passée ne conduise à une nouvelle hausse de l’endettement qui se heurterait cette fois à l’évolution des taux. Bien qu’une remontée des taux directeurs des grandes banques centrales ne soit pas attendue avant fin 2022 ou début 2023, les taux réels d’emprunt à dix ans sont bien orientés à la hausse. Début octobre 2021, seuls trois pays de l’UE, l’Allemagne, les Pays-Bas et le Luxembourg peuvent encore emprunter à taux négatifs. Partout ailleurs en Europe et dans le monde, même au Japon, les taux longs sont positifs et ont parfois fait un véritable bond en quelques jours, fin septembre. De quoi apporter de l’eau au moulin d’Édouard Philippe, pour qui « penser que la dette publique n’est plus un problème est une pure folie ».

Nouveaux critères

Le « ratio de Maastricht » qui rapporte la dette publique totale d’un pays à son PIB est depuis longtemps jugé inadapté, car il compare un encours accumulé pendant plusieurs années, donc un stock, à un flux annuel de richesses créées. De nombreux économistes plaident pour un indicateur plus pertinent qui rapporterait le « solde budgétaire primaire » au PIB. Le solde budgétaire primaire du budget exclut les éléments qui ne peuvent être maîtrisés par les États, notamment les charges d’intérêts des emprunts, qui dépendent du niveau des taux sur les marchés financiers. On pourrait par exemple exiger des membres de la zone euro qu’ils présentent un excédent primaire moyen sur cinq années consécutives. Mais pour que ce nouveau critère soit efficace, il devrait être accompagné de la fixation d’une trajectoire contraignante pour les dépenses publiques en valeur et en proportion du PIB. Reste à savoir quelles dépenses entreraient dans le périmètre de calcul, de façon à ne pas pénaliser certains investissements, un débat déjà rencontré lors du lancement du plan Juncker en 2015.

Georges Canto
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