Visite d’atelier

Mike Bourscheid : le making-of de la Biennale de Venise à Vancouver

d'Lëtzebuerger Land du 03.11.2017

Mode avion. En allant rendre visite à l’artiste qui représente son pays à l’événement international le plus prestigieux de l’art contemporain, l’on ressent quelque chose de l’excitation, de la curiosité et de la joie de l’enfant auquel on vient de promettre le dévoilement d’un secret. Dans l’avion : c’est grand, presque solennel. Nous sommes fin janvier 2017, le compte à rebours a donc commencé, la Biennale de Venise ouvre ses portes dans exactement quinze semaines.

Cet article est en effet un voyage dans l’espace et dans le temps : il décrit une visite chez Mike Bourscheid à Vancouver, au Canada, pendant la préparation de son projet Thank you so much for the flowers pour le Pavillon luxembourgeois à la 57e Biennale d’art de Venise1 (du 13 mai au 26 novembre 20172).

Carnet de notes pendant le vol : le travail de Mike Bourscheid est une réaction au conservatisme ordinaire, il concerne le corps dans ses rapports aux conventions sociales, il évoque les angoisses que l’image du corps suscite tout en dépassant – à sa manière très « soft » et très « power » – les inhibitions. L’artiste présente – sous forme de performances, de costumes-sculptures, de vidéos et de photographies – une série d’histoires, et de suggestions, pour d’autres manières de vivre – en insinuant peut-être que tout commence à partir de son rapport à son propre corps. De manière théâtrale, il recompose constamment l’image corporelle : elle devient tour à tour fragile et audacieuse, banale et inédite, libre et impuissante… Il y a aussi cette ambiguïté caractéristique du travail de l’artiste, ce malaise agréable que suscitent ses propositions couleur rose bonbon, ou encore les 48 000 paillettes qu’il a clouées une par une sur le visage d’un masque-casque qui parle d’amour ; il y a ces glissements du bien-être léger du moment présent à l’insoutenable poids (et beauté) de la vie quotidienne ; il a cette domesticité aussi – l’on entre chez (une œuvre de) l’artiste.

Arrivée. La fraîcheur explosive de l’océan pacifique se fait sentir dès la sortie de l’aéroport : on est loin, on est ailleurs, on est de l’autre côté de l’Atlantique et, encore plus loin, à l’autre bout de l’énorme étendue canadienne, on est plus près de l’Asie : Thank you so much for the flowers naît ainsi à la fois à mille lieues de la Sérénissime (et du Luxembourg, de l’Europe) et, en plein dedans !

En automne 2015, lors de son exposition ehe Ehe ! à Dudelange Mike Bourscheid expliquait : « Mon studio c’est mon pays ! », en précisant que « son pays » qui l’inspire est aussi bien le sud luxembourgeois où il a grandi, que le sud de la France et Berlin où il a poursuivi ses études, puis Vancouver où il vit depuis quelques années avec sa femme, Vanessa Brown, qui est aussi artiste. Son pays c’est donc plutôt l’intimité, c’est aussi le questionnement des rapports de pouvoir familiaux, conjugaux ou encore institutionnels – toujours conçus de manière dialectique c’est-à-dire aussi comme déploiement des possibles – ; c’est en effet une certaine conception de l’ordinaire et sa transfiguration à la fois joyeuse et critique.

L’exposition est conçue et réalisée en grande partie au Canada – d’où le « Thank you so much » du titre, allusion à l’exagération caractéristique de la politesse nord-américaine – ; mais en lien constant aussi bien avec le quotidien symbolique de Venise (à travers la création de chaussures surélevées qui protègent de l’eau et d’un lion, « d’intérieur »… en pantoufles !) ou du Luxembourg (par exemple à travers la première et dernière pièce de l’exposition qui offre des « biscuits d’art » aux visiteurs, comme tout café est accompagné d’un spéculoos au Luxembourg).

L’artiste travaille donc à créer les six pièces de son chez lui pour Venise afin de nous y accueillir comme si nous étions ses invités, ses proches – et peut-être aussi de poser quelques questions sur les différentes figures du pouvoir dans la vie quotidienne (d’où peut-être l’angoisse que peuvent susciter ses œuvres). Et ses œuvres (d’où peut-être aussi l’incompréhension dont elles font parfois l’objet) sont à la fois des mises en scène de situations, des costumes qui sont activables pendant les performances de l’artiste et conçus comme des sculptures à part entière, des objets qui se suffisent à eux-mêmes. Plongée dans son processus poïétique.

Les ateliers. Au Canada les artistes sont organisés : au lieu de louer des studios minuscules hors de prix et de devoir acheter individuellement tous les outils qui leur seront nécessaires, ils partagent des espaces qu’ils autogèrent. Ces ateliers, souvent installés dans d’anciens bâtiments industriels, sont des espaces ouverts-compartimentés et équipés de machines dignes à faire rêver les manuels du fer, du bois, du verre, de la photographie, de l’imprimerie, etc. Tout est partagé et organisé de manière horizontale.

Avant Venise, Mike Bourscheid avait un seul petit atelier (sans fenêtre), mais pour les besoins de la réalisation de ce projet, il en a loué un second. Les œuvres sont dans les deux lieux, l’on y ressent la magie de l’atelier où l’artiste bricole, monte et démonte, dessine puis efface, s’égare souvent et (s’)expose sans cesse, jusqu’à trouver. L’on passe d’un atelier à l’autre et aussi au magasin de cuir, celui « de cow-boys » ou à la fonderie de bronze pour avoir une vision complète des choses en train de se réaliser. La pratique singulière de Mike Bourscheid prend alors toute son ampleur : d’abord l’aise avec laquelle l’artiste s’approprie des différentes matières et méthodes et sa manière savante de les manipuler – de la teinte de la soie à la méthode japonaise du Shibori, à la coupe du cuir en passant par la sculpture sur bois et en fer : pas de main d’œuvre anonyme dans son œuvre, il fait presque tout lui-même ! Ensuite, également caractéristique, est sa prédilection pour les matières connotées (féminines, érotiques, « pauvres », triviales ou précieuses) qu’il choisit d’utiliser et qui, une fois insérées dans son œuvre, sans ne rien perdre de leur signification, s’en libèrent. Puis intervient la narration de chaque performance, qui est aussi déchiffrable à son costume. Exemple : On écoute les Variations Goldberg jouées par le canadien Glenn Gould pour la performance et le costume du même nom (ou presque, puisque le nom de famille devient Goldbird) : les cercles brodés sur l’habit indiquent les positions des mains, comme les notes d’une partition, en fonction des gestuelles adoptées le pouvoir symbolique, le rôle est inversé, renversé, déjoué…

Les œuvres. L’artiste ouvre des caisses en bois d’où sortent des costumes : celui du cow-boy pirate qui est adapté aux nécessités du perroquet qu’il est en train d’apprivoiser pour la préparation de sa vidéo, lui a demandé trois mois de travail à temps plein ; et il y a aussi des éléments pour ses costumes – les jouets pour le perroquet, les attributs des tabliers de travail en cuir maquillés couleur peau ; puis les bases des chaussures vénitiennes que l’artiste a créées (moulages de Birkenstock dont les couleurs imitent celles des emojis, du « rosé » au « noir », de manière à ce qu’elles performent des personnages avant même qu’elles ne soient portées), et qui seront augmentées de structures en fer forgé à la méthode du XVIe siècle. Nous sommes dans l’atelier, où la sculpture n’est presque pas sèche et où le pyjama en soie japonaise apparaît trop fragile à côté des tas de plâtre humide – restes de la matière dans laquelle l’artiste a sculpté à coups de poing la crinière de son lion apotropaïque avant qu’il ne soit moulé en bronze.

Esthétique subversive de l’essai. Telle est la méthode de Mike Bourscheid, qui plutôt que de se contenter de refaire ce qu’il sait a décidé d’apprendre toute une série de manières de faire de l’artisanat et d’insérer ces méthodes (sans les détourner mais en les composant) dans ses œuvres. Décider d’apprendre, de s’adapter à du nouveau, autrement dit d’assumer l’échec possible : tel est le risque pris à vouloir s’approprier de nouvelles méthodes et telle est aussi la manière d’être là en chair et en os, même lorsque l’on ne peut être présent et performer pendant six mois tous les jours – en dévoilant ses gestes. Cette modestie, qui est aussi une posture d’artiste, devient alors puissance expressive.

Ne pas avoir peur des gens. Ni des références ! C’est aussi en regardant la bibliothèque de l’artiste que l’on saisit l’immense travail de recherche qui contextualise chacun de ses projets : histoire de l’art bien sûr, mais avec des recettes chimiques de poterie, des livres de couture, des ouvrages présentant les patrons de costumes historiques, des magazines de mode, des manuels de sculpture sur bois, des méthodologies de moulages, des livres sur les métaux, la patine, le bronze, des livres d’artistes, etc. La démarche de Mike Bourscheid fait partie du processus spécifique d’élaboration des costumes-sculptures selon lequel l’artiste performe ses propres limites (à la fois théoriques, techniques et corporelles, musculaires) bien avant de réaliser ses performances publiques. Sa curiosité, cette presque candeur, touche, dérange et libère à la fois. Car l’artiste prend la liberté d’être critiqué pour cette forme féminine qu’il a dessinée, d’aimer le rose tout en restant viril, d’être curieux de la masculinité autant que de la féminité, de ne pas avoir peur des gens, de ne pas avoir peur d’être ridicule, de chercher une autre manière de vivre puisque quelque chose ne va pas dans nos corps et dans le déroulement de nos rapports genrés tels qu’ils le sont – nul besoin de le prouver. C’est aussi de cette audace, de cette confiance à la différence (à l’intuition) que proviennent ses gestes achevés qui semblent être des actes-objets semant le doute, des symboles parsemés d’audace ludique. Le sentiment de grandeur caractéristique de l’attente avant l’arrivée (dans l’avion) est maintenant remplacé par la splendeur du désir d’(essayer d’) être libre – au moins de son propre corps.

Mike Bourscheid est actuellement en train de préparer une édition spéciale (de 220 pièces) pour la Contemporary Art Gallery de Vancouver, mais ne peut encore révéler la sculpture qu’il a choisie pour se projet. Il va participer à la Material Art Fair au Mexique (du 8 au 11 février 2018) et, représenté par Nosbaum-Reding, il fera partie de la Luxembourg Art Week du 3 au 5 novembre prochain. Il prépare également une exposition au Harverford College en Pennsylvanie, curaté par Kimberly Phillips pour mars 2018. 

1 L’auteure de cet article ayant contribué au projet Thank you so much for the flowers avec un texte théorique, elle ne propose pas ici une critique qui prétendrait à quelque « objectivité » que ce soit (s’il en est dans l’art), mais plutôt une narration (subjective) d’un voyage dans l’univers de l’artiste lors de sa préparation pour le grand événement.

2 Toutes les informations sur le pavillon se trouvent en-ligne www.luxembourgpavilion.lu

Sofia Eliza Bouratsis
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