Le Luxembourg au Midem à Cannes

Au point d'ébullition

d'Lëtzebuerger Land du 27.01.2005

Dans leur majorité, ils sont fonctionnaire à la Poste, enseignant, banquier, avocat, attaché de presse, commercial, patron de bar ou étudiant dans la vie. La passion de la musique - de promouvoir la musique -, ils la vivent à côté de leur métier. Impossible d'en vivre, alors que les ventes des disques ou des tickets d'entrée aux festivals qu'ils organisent suffisent à peine pour couvrir les frais. Le grand saut du secteur luxembourgeois de la musique dans la mare cannoise du Midem, du Marché international du disque et de l'édition musicale, était aussi pour beaucoup une sorte de douche froide. Ah bon, il faut un code de label pour que les disques soient joués dans les radios? Ah bon, il faut un numéro de TVA? - entre le secteur luxembourgeois ultraprotégé fonctionnant encore beaucoup selon les règles du do-it-yourself, du bénévolat et de l'enthousiasme, et la concurrence internationale, les différences sont parfois énormes. Le Midem, le plus grand marché du secteur en Europe, est à la musique ce qu'est le Festival international du film, en mai dans le même palais, au cinéma: une gigantesque foire où la concurrence est rude et tous les intervenants se battent à qui mieux mieux pour se faire remarquer par un label, un média, un distributeur. Ou, de l'autre côté, pour découvrir la star ou la technique de demain. Selon l'organisateur, Reed Midem, quelque 9000 professionnels étaient inscrits cette année. Au prix de jusqu'à 850 euro par personne - sans stand - selon la date d'inscription. C'est dire que l'enjeu est de taille, le big bizness à la clé. Alors que le secteur de la musique est en pleine effervescence au Luxembourg et que les ouvertures de la Philharmonie et de la Rockhal sont annoncées pour juin respectivement pour septembre de cette année, le ministère de la Culture - et non celui du Commerce extérieur ou de l'Économie, comme pour d'autres pays - a décidé de présenter pour la première fois la musique du pays au Midem. Le stand, financé par le ministère et décliné sur le thème Taste music made in Luxembourg - une assiette blanche sur fond rouge avec fourchette et couteau en logo, des cartes de menu en guise de carnet d'adresses, histoire d'ouvrir l'appétit - se voulait une plateforme de rencontre, où les professionnels du secteur pouvaient fixer leur rendez-vous et promouvoir leurs produits. Une quarantaine d'institutions, ensembles, festivals, promoteurs, agents, organisateurs, labels et associations sans but lucratif - qui payaient l'inscription de leur poche -, représentaient toute la diversité de la musique au Luxembourg, de la musique baroque au contemporain, du jazz en passant par la house jusqu'au hardcore. Ou témoignaient, comme le disait la secrétaire d'État à la Culture, Octavie Modert (CSV), lors d'une conférence de presse dimanche matin au Majestic, «de la vitalité de la création musicale au Luxembourg». Quelques minutes plus tôt, elle venait d'inaugurer le Midem, ensemble avec le commissaire européen en charge de la Culture, Ján Figel' et le ministre français de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres - et leur a même montré le stand luxembourgeois -, après la conférence de presse, elle présidait un déjeuner des ministres de la Culture. Où elle rappela entre autres les priorités de la présidence luxembourgeoise en matière de culture, notamment le programme Culture 2007 et invita ses homologues au séminaire consacré aux industries culturelles, à la musique et au monde de l'édition, qui aura lieu les 20 et 21 avril au Luxembourg, coorganisé par l'European Music Office (EMO) et la Fédération des éditeurs européens. Or, les «Happy days» que décrit un rédacteur du magazine londonien sur papier glacé International Arts Manager dans un publireportage d'une douzaine de pages dédiées au Luxembourg ne le sont pas toujours à ce point-là vu de l'intérieur. Pour le magazine néanmoins, «the often ego-driven performing arts scene is different in Luxembourg, where the groups closely co-operate to reach common goals». Et de prétendre que «there is no shortage of funding for the arts in Luxembourg, neither from state nor private sources» dans un «country of a population of only 80000». De tels reportages - financés grâce à la publicité des acteurs décrits dans le reportage - contribuent néanmoins toujours à augmenter la visibilité de la culture luxembourgeoise à l'étranger - ou à tout simplement attirer l'attention qu'elle existe. Or, si au moins la Philharmonie - qui vient officiellement d'adopter ce nom et a présenté à Cannes une première brochure avec le logo filigrane élaboré par l'agence londonienne Pentagram -, l'Orchestre philharmonique du Luxembourg - représenté uniquement par son attaché de presse Remy Franck pour cause de tournée allemande de l'orchestre -, les Solistes européens, les labels WPR de Gast Waltzing et Maggie Parke, Nylon Records d'Ed Sauer et Jean Diederich et la Rockhal visent un rayonnement international, tous s'accordaient à dire que ce stand était aussi un succès sur le plan de la politique culturelle nationale. Car sur les chaises blanches en plastic posées sur un tapis rouge, Matthias Naske, le directeur de la Philharmonie, pouvait aussi discuter à tête reposée et en terrain neutre avec les responsables des festivals de musique de Wiltz et d'Echternach, de plus en plus inquiets ces derniers temps par l'arrivée de cette nouvelle salle de concerts, car persuadés qu'elle risque de leur grignoter aussi bien le public que les subventions étatiques. Matthias Naske toutefois ne le voit pas sous ce jour et joue la carte des collaborations plutôt que celle de la concurrence. Tout se passait comme si, à Cannes, l'air était à la détente des relations. D'ailleurs Robert Garcia, le coordinateur général de Luxembourg 2007, confirmait à Cannes le projet de mettre en réseau tous les festivals de la grande région afin d'en faire une sorte de grand festival, dont les manifestations seraient simplement décalées dans le temps et l'espace. Dimanche, lors de la conférence de presse, le compositeur Krzysztof Penderecki, auquel le ministère de la Culture a commandité une pièce pour l'ouverture de la Philharmonie le 26 juin, rassurait tout le monde que deux tiers du cycle de chants de quelque 45 minutes étaient déjà prêts, et on sentait le soulagement des responsables dans la salle. Penderecki était certainement une des raisons du relatif succès de la manifestation dans un contexte extrêmement concurrentiel. «Le plus important pour nous dans ce Midem, c'est l'annuaire,» estime Max Heldenstein, qui représentait Evolver records, ensemble avec Patrick Wilwert. Evolver est un jeune label né de l'envie de soutenir le groupe de rock Torpid dans ses efforts de percer à l'étranger. Le premier produit d'Evolver est un CD single, Belaxt, comprenant quatre versions du titre ainsi que le clip vidéo. Pressé à mille exemplaires, il sert surtout à la promotion du groupe à grande échelle, Max Heldenstein ne se lassait pas de le déposer sur les grands stands afin de chercher un distributeur, un label partenaire, collecter les cartes de visite afin de les recontacter au retour. Le tout est autoproduit et autofinancé par pur idéalisme. Sascha Lang et Mike Kill sont là pour Get up music - Plugged et Arts -, agence d'artistes et organisateurs du concours de jeunes talents Emergenza. Le très prolixe label Winged Skull, publiant surtout des CDs de punk et hardcore, n'a pu financer qu'une seule accréditation, donc Giordano Bruno est venu seul à Cannes pour chercher ou intensifier les contacts - par exemple avec le label allemand Fond of life ou sur le stand japonais. Avec, à la clé une certitude pour lui : «Nous devons créer une vraie société, mais cela demande beaucoup de capital pour se lancer...» Ce qui voudrait forcément dire qu'il faudrait passer du bénévolat vers une logique commerciale. Ce cap-là, WPR ou Nylon Records l'ont passé depuis un moment. Se limitant sur des styles très clairement définis - le jazz pour WPR et la dance, house et rythm'n'blues pour Nylon, tous les deux étaient au Midem non pas pour sonder le terrain, mais pour approfondir des relations commerciales entamées avant le départ. Nylon par exemple était venu acheter et vendre des licences et surtout voir à quel point le label basé au Luxembourg pourrait être intéressant en tant que plateforme de vente de titres en ligne - et faire appliquer les très avantageux quinze pour cent de TVA pour l'entièreté d'un catalogue. Actuellement, Nylon a quelque 200 titres dans ce catalogue, mais pour devenir attractif en tant que site d'échange pour une plateforme comme OD2-Loudeye, il en faudrait au moins 20000. Une solution intermédiaire serait alors l'agrégation, dont ils vont étudier la faisabilité à leur retour au Luxembourg. Leur site sera prévisiblement opérationnel en mars déjà, sous une forme ou une autre. Au-delà des contacts internationaux noués par les différents acteurs, le plus étonnant de cette première participation luxembourgeoise était le coup de fouet qu'elle a donné au secteur de la musique luxembourgeoise: les étagères étaient constamment pleines de CDs et de dossiers de presse des styles les plus éclectiques et les prises de contact extrêmement nombreuses. Marco Battistella, le chargé de mission du ministère de la Culture, qui a organisé le stand et rameuté tous les participants pour les accompagner, compte faire un debriefing dans quelques semaines. Et laisse entendre qu'il n'est pas exclu qu'ils remettent ça en 2006. Comme le film il y a une quinzaine d'années, le secteur de la musique a aujourd'hui atteint le point d'ébullition, ce stade où beaucoup d'acteurs sont prêts pour passer au stade supérieur, celui de la professionnalisation. Il ne manque plus que ce petit coup de pouce. Et un peu de confiance.

 

josée hansen
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