À partir de quel moment un procès pénal doit-il être annulé ?

Dilemmes

d'Lëtzebuerger Land du 02.06.2011

Ce sont les cas concrets qui forment le droit pénal, qui est obligé de se repositionner en permanence. Parce qu’il livre notamment un duel avec les droits de l’homme, avec les principes du procès équitable en particulier. Ces principes peuvent paraître intransigeants au point d’entraver la recherche de la vérité. C’est une difficile tâche d’équilibriste dont est chargée la justice, qui a vocation d’enquêter pour élucider des crimes et des délits et de trancher une affaire. Sur le terrain, dès l’ouverture d’une enquête, police et juge d’instruction doivent rigoureusement respecter les procédures, veiller à la régularité des preuves, au risque de voir annuler toute l’affaire. Un bel exemple, d’ailleurs proche de la caricature, a été l’affaire KBL, qui vient d’être annulée mardi par la Cour de cassation belge (voir aussi page 11). En 1990, des employés avaient volé des documents et microfilms avec des listes de clients qui avaient placé leur argent au Luxem­bourg pour échapper au fisc belge. Comme l’obtention des documents par la police n’avait été possible que par une infraction, le vol, celle-ci développa tout un scénario pour contourner le problème. La supercherie fut découverte et l’affaire annulée.

Ce cas fut cité par le procureur général d’État, Robert Biever, lors d’une intervention publique1 concernant la question de savoir si la recherche de la vérité et les droits de la défense étaient conciliables ou pas. Il y a une nette distinction à faire entre vérité absolue et vérité judiciaire, soumise à des règles strictes de légalité. Sur le terrain, il s’agit de toute la réglementation touchant à la protection des données et de la vie privée, délimitant la recherche des preuves lors des perquisitions et saisies, de l’identification par empreintes génétiques, des fouilles, observations, infiltrations policières, du repérage de télécommunications, de l’utilisation de techniques de surveillance et de contrôle des communications. L’étape finale, le déroulement du procès doit aussi obéir à des règles strictes comme le débat contradictoire. La question importante est de savoir à partir de quel moment toute l’affaire est viciée. C’est l’instant de suspense – est-ce qu’il suffit de couper le morceau pourri de la pomme ou faut-il la jeter en entier ? Dans l’affaire KBL, la réponse avait été claire. La Cour d’appel de Bruxelles avait conclu que l’enquête avait été « gravement déloyale » dès le départ et « que les droits de la défense des prévenus furent, de manière répétée, sérieusement et définitivement affectés ».

Mais le sujet devient encore plus délicat lorsqu’il s’agit d’une affaire ­impliquant séquestration et mort d’homme. Ce fut notamment le cas dans l’affaire allemande Gäfgen, concernant l’enlèvement et le meurtre d’un enfant de onze ans. Lors de l’enquête, la police allemande avait mis la pression et menacé le suspect qu’il allait subir de graves sévices s’il ne lui disait pas où se trouvait l’enfant. La menace de torture appartient à la catégorie des traitements inhumains, mais cela signifie-t-il que toute l’affaire a été viciée et que le meurtrier doit être acquitté ? Les juges de la Grande Chambre de la Cour des droits de l’homme de Strasbourg ont dit que les « méthodes d’enquête prohibées » n’étaient pas directement liées au verdict. Les éléments de preuve matériels que la police avait obtenus par la menace, comme la découverte du corps, n’avaient pas été « nécessaires et n’ont pas servi à prouver la culpabilité ou à fixer la peine ».

Or, cet arrêt n’avait pas fait l’unanimité parmi les juges et le procureur général d’État lui-même hésite encore. Car l’autre réponse aurait été de dire qu’en cas de violation de principes aussi fondamentaux que l’interdiction de la torture ou des traitements inhumains, il n’est pas possible de saucissonner un procès de cette manière-là. La suite logique aurait été son annulation et la libération du coupable – une logique implacable, selon Robert Biever, qui cite l’adage : « La limite extrême du droit est le comble de l’injustice », tout en admettant avoir des difficultés à admettre que l’auteur n’ait pas eu de procès équitable à cause de ces menaces.

Or, la fin justifie-t-elle les moyens ? Dans ce cas-ci, il y avait urgence extrême, car la police pensait que le garçon pouvait encore être sauvé. Mais qu’en est-il si des policiers s’inspirent de cette méthode pour obtenir des résultats dans des situations moins graves ? Ne pourront-ils pas s’appuyer dorénavant sur la jurisprudence européenne pour justifier des propos musclés ?

L’équilibre est fragile, les limites des droits de la défense d’un côté et la recherche de la vérité juridique de l’autre, sont donc constamment remises en cause et doivent être repositionnées dans leur contexte. Une approche trop « utilitariste » du régime des preuves n’est d’ailleurs pas la panacée, comme l’a ensuite rappelé Françoise Tulkens, la vice-présidente de la Cour de Strasbourg, en soulignant que la recherche de la vérité était limitée par les droits fondamentaux. Qu’il fallait y penser dès le départ de la chaîne pénale.

1 Luxembourg 6th European Jurists’ Forum, du 19 au 21 mai 2011
anne heniqui
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