Danse contemporaine

Corps et âme

d'Lëtzebuerger Land du 13.03.2020

Le 3 du Trois n’a pas pour habitude de décevoir son public. Logiquement, en ce début du mois de mars, même sur fond de paranoïa pandémique, les salles sont quasi pleines. Ce soir, le duo de spectacles servis est très contrasté, d’un côté Amygdala Hijack, sortie de résidence d’Angélique Arnould et son équipe semble être encore un immense chantier, quand en face, Julien Carlier et Mike Sprogis nous transportent, les pieds ne touchant plus sol, l’esprit en lévitation, avec leur très réussi Golem.

Les idées claires par rapport à un format « rendu de sortie de résidence », Amygdala Hijack a son accroche, mais n’a visiblement pas encore trouvé son contenu. Tout part, du terme « Amygdala Hijack », inventé et défini par l’auteur Daniel Goleman au milieu des années 90. Il se réfère à une réponse émotionnelle personnelle immédiate, souvent démesurée par rapport à la réalité.

« Imaginez que vous êtes dans la rue et qu’une personne paraissant louche vous suive… Les réactions qui s’en suivent dans votre corps sont cet Amygdala Hijack », explique Angélique Arnould. Un réflexe instinctif qui provoque une réponse de combat, de fuite ou de tétanie face à la menace. Ainsi, dans cette tentative chorégraphique, Arnould cherche à exprimer par le corps et les mouvements ce langage non verbal. Une base de recherche est bougrement intéressante, mais qui, sur scène ne capte pas aussi bien l’attention.

En bi-frontal ici au Trois-CL à Bonnevoie, la pièce commence dans le noir, dans l’intimité, dans le toucher tellement tabou dans notre société. Les corps sont caressés, jusqu’aux sexes et des mains vidéo-projetées (Meltingpol) accentuent l’idée générale. Doucement, démarre une proposition qui bascule juste après dans le remplissage. Si l’on comprend le tableau suivant comme un affrontement des rires et moqueries d’une société farouche au contact et consensuelle de fait, constitue-t-il cette menace, cette « situation extrême » décrite par la chorégraphe ? C’est encore très nébuleux.

Aussi, si la bande-son éclabousse nos oreilles d’une sorte de techno, avec laquelle on nous gave dans la danse contemporaine, une grande maitrise technique se détache néanmoins. Certaines postures, mêlées à un mapping d’ambiance efficace, et à de jolis jeux d’ombres, offrent de belles images mais qui, s’évanouissent trop vite, voire rappellent des références d’ailleurs, trop vues. Enfin, le manque de sobriété de cette forme, allant jusqu’à encombrer les interprètes d’accessoires inutiles, déçoit. Néanmoins, on gage, au vu du beau souffle trouvé à la fin, qu’Angélique Arnould et son équipe trouvent un juste équilibre à tout ça.

Dans l’autre salle, un peu plus tard, le danseur et chorégraphe Julien Carlier montrait son Golem, un spectacle en duo avec le sculpteur Mike Sprogis associant les mouvements des deux praticiens avec une harmonie et une poésie fabuleuse.

Le Golem dans la mystique n’a ni parole, ni libre arbitre, soumis à la volonté de son créateur et pourtant le Golem de Julien Carlier et Mike Sprogis possède bien plus que tout cela : une âme. De leurs expériences bâties par leurs pratiques artistiques et leurs appartenances à des générations distanciées, Carlier et Sprogis construisent un « dialogue scénique » plein d’écoute et de justes réponses.

D’abord, en amorce à cette pièce, le chorégraphe cadre l’espace avec du ruban adhésif blanc, avant de s’échauffer les poignets, quand, en même temps, le sculpteur lui, mime au ralenti les coups de marteau sur le burin. Déjà là, dans cet espace réduit, juste assez grand pour y loger les deux artistes, toute l’histoire apparaît. Celle de deux corps différents, façonnés par leur art et bousculés par des mouvements en résonance.

Tout coule ensuite de source et c’est indescriptible tellement c’est beau. Il y a l’action des corps instruite par la technique dont ils disposent dans leurs disciplines respectives, un travail sur la force engagée dans chaque situation, et l’épuisement que tout cela provoque et surtout une symbiose totale entre eux.

Golem jubile ainsi d’une mise en scène des deux interprètes, en jeu de miroirs, où la création de l’un se suffit à elle-même, mais trouve une puissance artistique magistrale combinée à l’autre. De fait, l’association des deux en un spectacle, conduit à une rencontre humaine entre deux artistes qui ont beaucoup à se dire et une union artistique incroyable qui donne des frissons. En bref : c’est brillant et bouleversant de sincérité.

Godefroy Gordet
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