La stratégie 2050 du Minéco cristallise les divergences des partis sur les futurs de l’économie nationale, décarbonée ou pas

Party poopers

Pascale Junker, fonctionnaire-prospectiviste, debout. Les trois ministres assis : Joëlle Welfring (Déi Gréng) entourée de Claude
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 09.06.2023

Les grandes visions s’abîment-elles dans les écueils électoraux ? La question se pose en marge de la « présentation intermédiaire » de la « vision stratégique pour l’économie luxembourgeoise en 2050 ». Organisé lundi à la Maison du savoir à Belval, l’évènement à rassemblé trois ministres : Joëlle Welfring (Déi Gréng), en charge de l’Environnement, Claude Haagen (LSAP), pour l’Agriculture, et son camarade Franz Fayot qui exerce la tutelle sur les questions économiques et qui a créé un département de prospective quelques mois après son arrivée au Forum Royal en 2020 : Luxembourg Stratégie. Pendant quatre heures, plus de 200 personnes, principalement des fonctionnaires (comme un sondage l’a fait valoir), ont troqué le soleil estival pour un sous-sol climatisé. Là, ils ont pris connaissance de la « vision par laquelle le gouvernement luxembourgeois entend construire une économie durable et résiliente à l’horizon 2050 », comme introduit par Franz Fayot. Le succès du rendez-vous tranche avec le premier raout de Luxembourg Stratégie en novembre 2021. Sur deux jours, il avait attiré 90 personnes et provoqué 222 connexions en streaming alors qu’il conviait de prestigieux économistes. Une explication ? La plupart des ministères et leurs fonctionnaires ont été sollicités ces derniers mois par les services du ministre Fayot et sa prospectiviste-en-chef Pascale Junker. Le patronat a aussi été impliqué, et à certains égards la société civile, avec le Jugendrot, « mais pas les syndicats », relève un journaliste de la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek au casse-croûte après la conférence.

A été présentée cette semaine « la vision ECO2050 ». Son énoncé synthétique provoque des nœuds dans le cerveau avec son aréopage de concepts abscons : « L’innovation technologique et le changement comportemental, la redondance et l’autonomie, les compétences digitales et les métiers manuels, l’efficience et la sobriété, la proximité et la circularité, la décarbonation et la régénération, la diplomatie et le multilatéralisme sont des avantages pour l’économie et la société dans tous les scénarios pour 2050 ». « La Vision » repose sur dix briques thématiques assimilables à des ambitions plus ou moins prophétiques (voir encadré). Sa version définitive sera présentée le 26 septembre, soit deux semaines avant les élections législatives. En fond, on distingue la patte du ministre intello-hipster, Franz Fayot. À commencer par le choix du keynote speaker de lundi pour lequel il se dit « pas tout à fait innocent ». En novembre dernier, le ministre de l’Économie avait été interpellé par l’ouvrage du polytechnicien, économiste et sociologue français, Pierre Veltz : Bifurcation. « On a toujours un peu souri de ces jeunes qui voulaient se reconvertir dans le Larzac. La bifurcation est aujourd’hui une vision réaliste pour changer de voix », a introduit Franz Fayot. Devant un auditoire curieux, le ministre a adoubé le projet de l’auteur, placer l’industrie et l’économie dans un cadre plus vaste teinté de justice sociale et du respect du vivant : « sans tout cela, le pur projet de décarbonation ne recevra pas l’adhésion ».

Évidemment, Pierre Veltz, qui s’est exprimé en visioconférence depuis la pluvieuse Provence, s’est dit honoré. L’expert français a salué les efforts du ministre Fayot pour combiner les approches économiques sociales écologiques et politiques. Il a exposé sa théorie : la décarbonation n’est pas un objectif politique en soi. Il faut montrer les opportunités. Les solutions seraient connues. « Électrifier tout ce qu’on peut avec de l’électricité propre. Transformer le modèle industriel en vert. Ce sont de magnifiques chantiers pour la jeune génération », s’est enthousiasmé Pierre Veltz, égratignant au passage les médias, responsables (selon lui) de l’éco-anxiété. L’intéressé propose en outre de rendre accessibles les solutions propres à toutes les bourses. Il suggère en sus de « dédramatiser l’idée de sobriété » et de consommer moins, surtout dans les secteurs dépourvus de solutions de décarbonation crédibles comme l’aviation, le textile ou l’élevage bovin. Il prône ainsi une économie qui ne consiste plus en l’accumulation d’objets, mais qui est centrée sur l’individu. Ici se développent des secteurs prometteurs comme celui de la santé. Une doctrine sur mesure pour le ministre de l’Économie qui, quelques semaines avant les élections, souhaite développer un narratif positif autour de la décarbonation de l’industrie, en lieu et place de la complainte patronale sur les barrières environnementales dressées devant les entreprises.

Adrian Taylor, expert prospectiviste (pour la société 4Sing) mandaté par Luxembourg Stratégie pour coordonner l’élaboration de « la Vision » revient sur la réalisation préalable des scénarios (d’Land, 21.10.2022). Celui qui a travaillé pour la Commission européenne et le gouvernement de Singapour explique que ces scénarios, au nombre de trois, définissent le contexte, sur lequel le gouvernement n’a pas (ou très peu) d’influence. Dans le scénario du statu quo, on retrouve en 2050 un Luxembourg toujours victime de son succès avec ses problèmes de trafic et de logement. Dans celui de la circularité bio-régionale, le Grand-Duché de dans trente ans a connu quelques problèmes de financement des retraites, mais la croissance démographique et économique a ralenti et l’on constate une baisse de la pauvreté, plus d’égalité et une augmentation du bien-être. Le troisième futur envisagé est celui du libéralisme techno-digital. Le darwinisme économique prévaut. Le monde est polarisé horizontalement et verticalement. Le profit reste la seule boussole. Au niveau politique, un régime populiste extrémiste, sous influence des lobbies, des multinationales et des cabinets de conseil, contrôle l’accès à l’information et bâillonne la presse.

Les briques constituant la « Vision stratégique » doivent résister à tous ces scénarios. Pour les envisager et définir une stratégie ont coopéré des experts, des hauts fonctionnaires de tous les ministères, des entrepreneurs et des patrons. Les stratèges s’alignent sur le rapport Rifkin (Troisième Révolution Industrielle 2050) du Minéco en 2016, les travaux du Klima-Biergerrot (ministère d’État, 2022), le Plan National Environnement et Climat 2030 et le Programme Directeur d’Aménagement du Territoire (ministère de l’Environnement, 2023). Sont en outre prises en considération pas moins de 53 stratégies ministérielles chiffrées pour minimiser l’empreinte environnementale des secteurs sous les tutelles respectives. Ce serait donc « une vision stratégique avant tout réaliste et agnostique », selon les termes de Franz Fayot. Voilà le terreau sur lequel s’ancre la première critique formulée en marge de la présentation. « Je trouve dommage que quelque chose d’inédit voire de courageux dans le contexte luxembourgeois, à savoir un travail sur la prospective stratégique, ne débouche à la fin que sur une vision dont les axes ne sont que l’extrapolation de trajectoires qui sont déjà établies dans les plans d’actions actuels. À quoi bon explorer les futurs possibles si la seule action qui en découle est une simple mise en cohérence de stratégies sectorielles existantes ? », s’interroge Pascal Husting, ancien numéro deux de Greenpeace et aujourd’hui conseiller politique. Récent participant à la conférence Beyond Growth à Bruxelles, il relève un « frappant décalage » : « Aucun intervenant n’a posé comme condition de départ de toute transformation la réduction des inégalités, in plain english : Tax the Rich », enchaîne Pascal Husting, citant l’antienne du Club of Rome. (Seule Joëlle Welfring s’est risquée à parler de redistribution.)

Une autre critique émane du Wort mercredi. « Es war einmal ein Land mit einer schönen Strategie », titre son éditorialiste économique mercredi. Ce dernier fustige la prétendue naïveté de l’initiative. La circularité appliquée à l’ensemble de l’économie relèverait de l’utopie. « Real ist hingegen: Knauf kam nicht, Google kommt nicht, die Joghurtfabrik auch nicht, und ob es mit dem Rohstoffabbau im All etwas wird, das steht in den Sternen », envoie le journaliste en référence aux reproches formulés par la classe affaires luxembourgeoise à l’encontre des socialistes et des verts, les deux partis représentés lundi sur scène. Est réfutée l’idée que le niveau de vie ne baisserait pas en poursuivant l’objectif de décarbonation. « Das Ganze kommt einem ein bisschen vor, wie ein Jugendlicher, der ein teures iPhone benutzt, von seinen Eltern im Cayenne zum Sport gefahren wird und erklärt, er will eine Drei-Tage-Arbeitswoche », écrit l’éditorialiste du quotidien autrefois présidé par Luc Frieden, ancien patron de la Chambre de commerce, aujourd’hui Spëtzekandidat CSV et friand de ce type de posture.

Lundi, Serge Allegrezza a fait office de party pooper. Pascale Junker l’avait-elle vu venir ? « J’invite toute la salle à ne pas partir », a lancé la M.C. pour inviter sur scène le directeur du Statec. Comme Pascale Junker et son département prospectiviste, l’intéressé s’est appuyé sur de la littérature théorique et conceptuelle pour justifier l’intérêt d’un nouveau modèle économique, décarboné. C’est « stimulant intellectuellement », a-t-il concédé, mais lui préfère « l’économie quantifiable » : « On ne peut réaliser nos désirs que si on a des outils pour les mesurer ». Serge Allegrezza a poussé la clim’ au max : « Si nous ne sommes pas attractifs, personne ne viendra chez nous et nous risquons de devenir sous-développés ». Le directeur du Statec a balayé la croyance selon laquelle on croîtrait « beaucoup trop vite » : « Ce n’est pas du tout le cas. La croissance PIB par tête tourne autour de un pour cent. » Le haut-fonctionnaire de la statistique a prôné le découplage de la croissance verte, en opposition à la décroissance (ou un autre modèle économique qui tient compte de la rareté des ressources) potentiellement prônée par Pascale Junker, mais dont le terme est tabou pour une protégée du ministre, notamment en année électorale. Pour rappel, Serge Allegrezza, aussi directeur de l’observatoire de la compétitivité, avait fondé la cellule Luxembourg Stratégie en novembre 2020. Elle avait été directement rattachée au ministre dans l’organigramme. Pascale Junker l’avait rejointe en mai 2021. Un schisme entre prospective et compétitivité, partiellement causé par ces divergences dogmatiques, s’est opéré début 2022 au Forum Royal. Lundi, alors que Serge Allegrezza prévenait de l’épuisement de la réserve des pensions d’ici 2047, Pascale Junker lui a coupé le sifflet :« Time is up. Il faudrait conclure. »

L’« énoncé de mission » de Luxembourg Stratégie validé le 25 février 2022 par le gouvernement vise une stimulation « des méthodes, outils, produits, services et processus nouveaux, tenant compte du contexte, en vue de leur intégration dans les processus de prise de décision économique ». Le département dirigé par Pascale Junker rassemble cinq fonctionnaires dont le coût annuel avoisine les 450 000 euros dépensés jadis pour l’étude Rifkin. Son épais travail de documentation est publié en ligne. Les publications sont répertoriées par thèmes. Les rubriques (il y en a sept) Résilience, Reality blindness et Décroissance sautent aux yeux. L’investissement de Franz Fayot dans la prospective a été perçu dans les autres ministères comme un moyen pour le ministre socialiste (dont le parti avait perdu en 2018 la main sur l’Énergie et les Classes moyennes) de reprendre l’initiative sur les grandes problématiques économiques. Lundi, la ministre à l’Environnement a signifié la concorde : « Il est du devoir de chaque politicien de produire le récit d’un futur positif ».

« Il faut passer à l’action », a commenté Joëlle Welfring, précisant qu’elle avait été convaincue par ses enfants d’accepter (début 2022) l’intronisation ministérielle. Elle a ainsi expliqué « donner son maximum pour une planète où il fait bon vivre ». Franz Fayot a poursuivi :« J’essaie de contribuer un petit peu en faisant un peu des initiatives comme celle-ci, en changeant la manière de discuter du développement économique au Luxembourg ». Il cite les « absurdités » du modèle actuel où un ouvrier du Bangladesh gagne un salaire mensuel équivalent au double du sweat-shirt vendu en Europe qu’il a produit.

Puisque les briques de « la Vision » doivent résister aux futurs possibles, on pense évidemment à la fable des trois petits cochons. Le suffrage d’octobre y jouerait le rôle du loup. « Reconduire l’initiative et la réflexion Luxembourg stratégie sera une question de volonté politique », partage le ministre après la conférence. Il admet « une incertitude sur ce qu’il adviendra de cette stratégie en cas d’alternance politique ». Le ministre socialiste acquiesce quand on dit douter que Luc Frieden, s’il devenait Premier ministre, placerait la problématique sociale et environnementale au coeur de la stratégie économique : « Quand on l’écoute, on constate que tout est axé sur la compétitivité, sur le moins-disant fiscal, sur une régulation plus légère, soit le vieux playbook libéralisant », poursuit Franz Fayot. Selon lui, la prospective de son ministère ne serait en outre pas en porte-à-faux par rapport au DP. Il précise : « Cette stratégie, ce n’est pas la table des dix commandements ».

Les dix « briques » de la « Vision Eco2050 »

1. Améliorer l’autonomie stratégique ouverte pour renouveler la production nationale
2. Appliquer la circularité et la sobriété à toute l’économie et la société
3. Placer les jeunes et les savoirs au cœur de l’économie
4. Concilier les transitions digitale, écologique et sociale
5. Investir dans la redondance critique, le stockage stratégique et les solutions dédoublées
6. Simplifier les procédures, raccourcir les chemins, faciliter les transmissions
7. Adapter la santé aux nouveaux défis, une opportunité économique
8. Se doter d’une stratégie intégrée de diplomatie économique durable
9. Assurer des finances publiques soutenables et solides
10. Tourner l’anticipation en avantage économique comparatif
Toute personne est invitée à exprimer ses commentaires sur « la Vision »
par e-mail à luxstrategie@eco.etat.lu

Pierre Sorlut
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