Orchidées

La grande bellezza

d'Lëtzebuerger Land du 21.10.2016

Pippo Delbono, star internationale du théâtre et du cinéma, boulimique de culture et une source intarissable d’érudition, acclamé sur toutes les grandes scènes d’Europe et jouant habituellement à guichets fermés, vient pour la première fois avec une de ses pièces au Luxembourg et tout le monde (ou presque) s’en fout. La représentation de samedi d’Orchidées, une création de 2013, au Théâtre d’Esch se jouait devant une salle à moitié vide ; celle de dimanche a dû être carrément annulée, faute de ventes. « Il manque un peu de curiosité au Luxembourg », dit le metteur en scène dans une interview au Quotidien. Pourtant, on en a pour son argent, avec Pippo Delbono : un hymne à la beauté et à la vie, un requiem pour sa mère, un galop à travers la culture du vingtième siècle, musique et littérature mélangées, une ode à la différence et à la tolérance jouée par une troupe hors normes. Plusieurs spectateurs se sentaient d’ailleurs brusqués par tant d’excès.

À 57 ans et après d’innombrables films, pièces, livres, Pippo Delbono semble de prime abord refuser le monde dans lequel il vit aujourd’hui, questo mondo di plastica, et cite, dès son introduction en off, Jack Kerouac qui trouvait que « ce monde ne me plaît pas, il me dégoûte même, mais je n’ai pas d’autre endroit où aller ». Et, plus tard, Anaïs Nin, qui expliquait que les artistes créaient leurs propres univers « parce qu’il nous est difficile de vivre dans les mondes qui nous sont proposés », ces mondes avec leurs politiques de guerre. Delbono nous emmène donc dans son univers à lui, son Italie faite de l’odeur enivrante d’arbres en fleurs, mais aussi de cet incroyable amour de la beauté et de cette culture éternelle, de cette tolérance envers la différence et de cette cohabitation unique entre l’extrême-gauche des Brigate Rosse et des catholiques pratiquants comme le fut sa mère.

Cette mère lui a d’ailleurs inspiré ce spectacle, où plutôt la mort de cette mère, avec laquelle il était redevenu plus proche sur le tard. Il la filme sur son lit de mort, et nous projette ce dialogue intime entre eux deux, sa maman le rassurant qu’elle ne l’abandonne pas en partant, mais qu’elle le précède. Homosexuel, Delbono a mis du temps et beaucoup d’excès de drogues et de sexe pour s’émanciper de l’emprise de sa mère et de toute cette culture conservatrice de l’Italie profonde, nous confie-t-il, toujours en voix off, avant de monter sur scène pour danser de manière complètement hallucinée sur Child in time de Deep Purple, musique à fond la caisse.

Tout le reste n’est que théâtre : des images du Mali, cette Afrique qui ne lui inspire que plénitude, opposée à la froideur de l’Europe ; des images de centres commerciaux tristes à pleurer ; cet ouvrier qui vient cracher au visage du public avec son mégaphone : « vous me répugnez ! » ; ces faux tableaux classiques, Monet ou Velazquez, que tente de vendre une des actrices. Puis il y a cette troupe extraordinaire et soudée : Gianluca Ballare, trisomique habillé en Néro ou en danseuse ; Bobò, octogénaire sourd et muet qui remplit la scène de sa seule présence, Grazia Spinella dans toute son élégance qui vient raconter son expérience à la « ville libre » de Christiania à Copenhague, dernier repaire de la culture hippie… Bref, ça part un peu dans tous les sens, ça se termine plusieurs fois, Delbono fait participer le public luxembourgeois si distant…. Mais il y a un fil rouge dans ces deux heures de spectacle extraordinaire : Delbono aime, non, il adore la liberté : celle des corps, celle des idées, celle de la culture. On en ressort tout revigoré.

Addendum : Serge Basso de March, le directeur de la Kulturfabrik, veut travailler sur toute l’année culturelle 2022 à Esch avec Pippo Delbono, l’invitant en résidence à créer sur place, aussi avec les publics locaux. Andreas Wagener, le tout frais coordinateur général de l’année culturelle, était dans la salle samedi. Pourvu que ce soit bon signe.
josée hansen
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