A hundred years from home de Martine Feipel et Jean Bechameil

Requiem pour la modernité

d'Lëtzebuerger Land du 14.10.2016

Pour rejoindre la galerie Valérie Bach, dans une rue perpendiculaire de la très huppée avenue Louise, on passe désormais par l’époustouflante Patinoire royale, ouverte l’année dernière, qui accueille actuellement une rétrospective Jean Prouvé / Takis, avec notamment la reconstruction d’une maison de Prouvé. Le lieu, construit en 1877, a été restauré avec beaucoup de respect pour le patrimoine architectural, les œuvres de ces deux architecte et artiste majeurs du XXe siècle habitent avec une force tranquille les 1 200 mètres carrés de surface d’exposition et dialoguent élégamment avec la charpente en bois et les verrières au charme propre à l’architecture industrielle. Pour rejoindre la galerie, il faut passer par un chemin de traverse, s’engouffrer derrière une cloison érigée du côté droit de la patinoire. Le deuxième espace, bien que de taille plus modeste, n’est pas moins impressionnant, verrières bleu ciel en sus.

Martine Feipel et Jean Bechameil, duo d’artistes luxo-français, se voient consacrer une deuxième exposition personnelle dans cette importante galerie bruxelloise, une de celles qui donnent le ton en Belgique. Après Un monde parfait en 2014, dédiée aux grands immeubles d’habitation modernistes, qu’ils montraient en sculptures et bas-reliefs à l’échelle et portant les stigmates du déclin, ils reviennent cette fois avec leurs nouveaux travaux. Qui ne sont en fait que la continuation et la déclinaison formelles de leur grande recherche sur les vestiges de la modernité.

Car c’est bien de vestiges qu’il s’agit, de souvenirs de ces rêves d’avenir qu’avaient tous ceux qui sont nés après mai 68 en Europe, et qui, dans les concours de dessins pour enfants sur « imagine l’an 2000 ! » dessinaient des voitures volantes et des robots domestiques. En réalité, ils écoutaient encore de la musique en radio FM, regardaient la télévision et ses quelques chaînes publiques et roulaient des pelles à leurs chéri(e)s dans des voitures aux airs sportifs garées de nuit sur une clairière. Rétrospectivement, alors que la musique vient d’une liste de lecture numérique en mode hyper-comprimé, que les voitures sont blindées de nouvelles technologies et que les programmes de télévision se regardent en éléments éclatés sur une plateforme vidéo ou sur un réseau social, ces objets qui jadis symbolisaient une émancipation esthétique d’adolescent semblent devenus obsolètes. Avec beaucoup de tendresse, Martine Feipel et Jean Bechameil créent un univers rétro-futuriste baigné d’une certaine mélancolie. Car le temps, semblent-ils dire, engloutit tout.

À Bruxelles, il n’y a guère d’objets nouveaux, mais c’est par l’agencement des sculptures, installations et travaux sur papier, par sa présence dans ce bel espace que l’exposition convainc. Au centre, il y a la voiture, At dawn, sculpture en format un sur un d’une vieille Peugeot en polyester, résine et fibre de verre réalisée en 2015 pour une exposition d’art en espace public à Tilburg aux Pays-Bas. Complètement désossée, pneus volés, vitres cassées, elle n’est plus que l’ombre de ses années de gloire, comme un monument aux souvenirs de ce qu’elle a pu vivre jadis comme banalités et drames. Sur son toit, un ancien téléviseur et un transistor ont connu le même déclin. Au fond à gauche sont placés d’autres équipements musicaux, tous en taille originale, reproduits en jesmonite blanche, une résine acrylique qui ressemble un peu au plâtre. Chacun des téléviseurs, haut-parleurs, transistors, magnétophones ou lecteurs cassettes porte les traces d’une destruction due à l’abandon. Au Luxembourg, on connaît cette série des Moonlight solitude pour en avoir vu des éléments dans leur exposition éponyme chez Zidoun-Bossuyt en automne dernier (voir d’Land du 30 octobre 2015) ou, autrement agencée, dans leur totem The sky is the limit, œuvre permanent d’art public devant la deuxième École européenne à Mamer.

Aux murs et à l’entrée de la salle, on retrouve des dessins au graphite et à l’aquarelle accompagnant leurs différentes œuvres, entre autres : Does the world belong to us ?, Into the night, À l’aube ou Theatre of disorder. De cette dernière, nouvelle série, le Theatre of disorder, commencée durant leur résidence d’artiste à Belval (voir d’Land du 8 juillet), et qui s’intéresse au patrimoine industriel et à son déclin, le tout avec des sculptures cinétiques, animées par des moteurs, on voit dans cette exposition deux exemples : un pneu et un tourne-disque. Les installations techniques restent visibles, les mouvements en aller-retour lents et sans son. Là encore, les objets sont abîmés, déclassés, comme enfouis quelque part dans notre conscient collectif. Si notre modernité est en ruines, Martine Feipel et Jean Bechameil pourtant la célèbrent et la transfigurent avec leurs modestes monuments.

L’exposition de Martine Feipel et Jean Bechameil, A hundred hours from home, à la galerie Valérie Bach, rue Veydt 15 à Bruxelles dure encore jusqu’au 22 octobre ; plus d’informations sur le site de la galerie www.galerievaleriebach.com ou sur celui des artistes : www.feipel-bechameil.lu.
josée hansen
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