Le désarroi des juniors, le rendement de l’immobiler et la marge des agences. Radioscopie du marché de la colocation

Zweck-WG

d'Lëtzebuerger Land du 14.10.2016

Le désarroi La place financière et les institutions européennes engloutissent tous les ans des milliers de stagiaires et de juniors. Ainsi, rien qu’à la rentrée de septembre 2016, les Big Four (PWC, KPMG, EY et Deloitte) ont embauché 840 nouvelles recrues. Les cabinets d’audit veulent « inoculer l’ADN EY », promouvoir « l’esprit de promo » (PWC), faire vivre l’« expérience KPMG » et partager « l’identité, la culture et les valeurs de la société » (Deloitte). Or, ils se lavent les mains de la question du logement de ces jeunes. Interrogés sur cette absence de suivi, les responsables presse mettent en avant les tuyaux qu’on se refilerait sur le lieu de travail, échanges informels qui seraient facilités par l’agencement « open space » des bureaux. Venus pour des stages de trois à six mois, ou encore en période d’essai, les jeunes universitaires butent sur l’inflexibilité des propriétaires, friands de garanties et de CDI. Selon l’angle choisi, la colocation peut être considérée comme une stratégie de survie pour les jeunes expats sans capital d’ancrage, comme une technique de maximisation du rendement pour les propriétaires, ou comme un modèle d’affaires lucratif pour les sociétés immobilières.

Certains stagiaires se rabattaient sur l’Auberge de jeunesse du Pfaffenthal. Ils passaient des mois dans les dortoirs, au point où, affichant complète, l’Auberge ne pouvait plus accueillir de touristes et de backpackers. Ce septembre, qui marque le début de la busy season des recrutements au Kirchberg et à la Cloche d’or, des demandes de réservation pour des durées de deux ou trois mois ont encore afflué. Mais les auberges ont changé leur politique : il est désormais interdit d’y séjourner plus de sept nuits d’affilée. Entre anciens expats, on se raconte les histoires de l’arrivée comme autant de récits initiatiques. Certains auraient dormi dans leur voiture sur un Park & Ride, prenant une douche le matin à la piscine, avant d’enfiler leur costume et d’aller au bureau. D’autres auraient été obligés de sonner chez les Bonnes Sœurs pour trouver refuge. Une ancienne stagiaire à la Commission européenne se rappelle une longue semaine passée dans le froid en plein hiver. Le propriétaire, un fonctionnaire européen qui la logeait au grenier pour la modique somme de 600 euros, était parti au ski avec sa famille, coupant le chauffage avant de sortir.

À partir des années 1990, les multinationales, banques et cabinets d’audit commençaient à se désengager de la problématique du logement de leurs employés. Les départements en ressources humaines considéraient que cela leur faisait perdre trop de temps. Une attitude qui reflète le détachement par rapport au lieu d’implantation ; si les conditions réglementaires ou fiscales changent, il faut pouvoir plier rapidement bagage. Pourquoi dès lors s’encombrer de logements de fonction ? Pour amadouer les hauts cadres, les firmes leur paient désormais des allocations de logement et passent pas des « agences de relocalisation » qui prennent en main les démarches administratives, immobilières et scolaires. Les « salariés hautement qualifiés et spécialisés » bénéficient également d’un traitement fiscal favorable qui leur permet de déduire durant cinq ans les factures de déménagement, d’aménagement et le minerval en tant que frais professionnels. L’expat qui garde son ancienne résidence pourra même déduire le loyer de sa nouvelle résidence luxembourgeoise. (L’ACD ne communique pas sur le nombre de personnes profitant de ces circulaires.) De telles aides fiscales ne sont pas prévues pour les stagiaires et juniors – ni d’ailleurs pour les immigrants peu qualifiés. Bien que moins nantis, ils sont priés de se débrouiller sur le marché immobilier.

Par rapport aux villes étudiantes, le modèle de la coloc se propage avec un retard à l’allumage de quelques décennies. Il arrive au Luxembourg transmuté en modèle d’affaires, dépourvu de toutes prétentions politiques. Les juniors et stagiaires rentrent de leurs bureaux « open space » et « mobiles », dans des colocations impersonnelles. Les chambres sont propres mais stériles. La déco se veut branchée, mais dégage un air Ikea. La grande majorité des colocs sur le marché sont des « Zweck-WG » standardisées, exploitées par des agences spécialisées. Ici ni castings, ni choix par affinité. Le cadre anonyme peut arranger ou agacer, ou les deux à la fois. Certains colocataires regrettent l’absence de « culture alternative » tout en concédant ne pas avoir particulièrement envie de revivre une coloc d’étudiants.

La marge Les colocations gérées par des agences immobilières sont un sas, en attendant l’entrée sur le marché immobilier. Socialement, les sous-locataires forment un ensemble homogène : quasiment tous ont moins de trente ans, sont universitaires et travaillent sur la place financière ou dans les headquarters de multinationales. (Quasiment aucun des habitants n’est Luxembourgeois.) Combien de chambres en colocation destinées aux jeunes expats existe-t-il au Luxembourg ? À défaut de chiffres fiables, on ne peut qu’en donner une approximation, mais 1 500 unités pourrait être un chiffre réaliste. Les agences actives dans ce segment présentent leurs activités comme un service à l’économie luxembourgeoise. Sans elles, la place financière ne pourrait brasser annuellement les milliers de stagiaires et de juniors (dont uniquement une fraction sera retenue).

D’après son profil LinkedIn, Carole Caspari a travaillée 17 ans comme « tax manager » spécialisée dans la domiciliation de sociétés. De rachats en faillites, sa carrière l’a menée du private banking de la Kredietbank à la « Fat Five » Arthur Anderson, puis chez SGG. En janvier 2007, elle quitte le milieu des fiduciaires et des sociétés-écrans et se lance sur le marché de l’immobilier. Rapidement elle identifie une niche : la colocation à court-terme. Aujourd’hui, sa société immobilière Altea gère un parc immobilier de quelque 500 petites surfaces meublées et équipées, réparties dans 65 maisons. Quelle part de ce parc appartient à la patronne d’Altea ? Dans le registre de commerce, on retrouve la trace de plusieurs Sociétés commerciales immobilières appartenant à Carole Caspari. Entre avril 2012 et décembre 2015, elle en a fondé cinq : Antoine 1, Stavelot 6, Federspiel 1, Franklin 32 et Millewee 84. À chacune de ces sociétés correspond un objet immobilier.

Ces maisons lambda sont situés dans différents quartiers de la Ville : Cessange, Weimerskirch, Belair, Strassen. Elles logent chacune entre dix et seize résidents dans des chambres mesurant entre neuf et quinze mètres carrés. Les prix par lit varient entre 700 et 800 euros, toutes charges comprises. Carole Caspari n’a pas souhaité être citée dans le cadre de cet article. Elle n’a pourtant pas peur de la publicité. En 2015, après avoir soumis son dossier, elle a été nommée « Woman business manager of the year » par la Banque internationale à Luxembourg et PWC. Elle était l’invitée de l’émission de variété « Planet People » sur RTL, a posé pour la série « leading ladies » dans Paperjam et s’est fait élire vice-présidente de la Chambre immobilière.

Altea se partage le marché avec LuxFriends. Active depuis dix ans dans cette niche, cette firme discrète se décrit comme « friendly housesharer ». Elle dit employer quatorze personnes et avoir augmenté son parc immobilier à rythme régulier. Pourtant, son site web rappelle un artefact archéologique et ne semble pas avoir été actualisé depuis plusieurs années. LuxFriends passerait par le site Appartager et, surtout, par le bouche-à-oreille, selon João Sousa, un des responsables de la firme. « Nous tenons le marketing à un strict minimum, sinon nous serions débordés ». Selon Sousa, le parc immobilier engloberait « une cinquantaine » de maisons, dont « deux à trois » appartiendraient à LuxFriends.

Le deal proposé par Altea, LuxFriends & Cie : Les propriétaires reçoivent un loyer fixe pendant la durée du contrat, sans devoir s’occuper du daily business. Les sociétés de gestion, elles, s’occuperont de trouver des sous-locataires et de faire fonctionner la coloc. Altea et LuxFriends ressemblent davantage à des hôteliers qu’à des agences immobilières. Ils ont mis en place toute une machinerie gérant le taux de rotation, surveillant l’état des lieux, donnant des avertissements, désamoçant les conflits de voisinage, faisant le ménage et les menues réparations et, surtout, garantissant une connexion Internet. (« C’est le plus important, dit João Sousa, si Internet ne marche pas, c’est la catastrophe. »)

La subdivision d’un ensemble en petites entités, rappelle le modèle d’affaires de la cinquantaine de business centers actifs au Grand-Duché. Au lieu de tout louer en bloc à une firme, la surface est transformée en une multitude de micro-bureaux ready-made. Derrière chaque porte, une société avec une ligne de téléphone, un ordinateur et – des fois – un employé. Les deux modèles fournissent chacune une offre à une demande économique spécifique : celle des firmes en manque de nouvelle main d’œuvre et celle des Soparfis en manque d’alibi fiscal. Tant les business centers que les agences spécialisées dans la colocation justifient les prix exorbitants au mètre carré par leurs « services en hôtellerie ».

Quelle est la marge engrangée par les agences pour leurs services de conciergerie ? Une comparaison avec le troisième grand acteur sur le marché de la colocation peut en donner une idée, bien qu’incomplète. L’Université du Luxembourg dispose d’un parc immobilier de 1 009 chambres réparties dans 34 maisons. Elle n’est pas propriétaire des immeubles (appartenant aux communes, au Fonds du Logement et à des particuliers) et ne fait que sous-louer aux étudiants. (D’après les derniers chiffres de l’Observatoire de l’habitat, le loyer annoncé pour une maison à Luxembourg-Ville est en moyenne de 3 900 euros.) Les logements étudiants situés dans la Ville de Luxembourg coûtent autour de 400 euros. Pour arriver à ce prix, l’administration universitaire fait un calcul simpliste ; elle divise le loyer et les charges par le nombre des sous-locataires – sans prévoir de supplément pour ses frais administratifs ni de marge pour ses bénéfices.

Le rendement Sur son site, Altea promet aux propriétaires un rendement annuel de huit pour cent. La colocation permet aux propriétaires de maximiser leur rendement. Et ceci surtout pour les maisons unifamiliales situées en « zone d’habitation 1 ». A priori, le statut « hab 1 »interdit toute transformation en studios indépendants ; de tels travaux s’apparentant à une réaffectation illégale. Or, si le propriétaire opte pour le modèle de la colocation, il restera dans le cadre de la loi. Formellement, la maison unifamiliale continuera à constituer une seule entité, avec un compteur d’eau, un compteur électrique et une ligne Internet.

Dévoilée en juin, la carte du Plan d’aménagement général de la Ville de Luxembourg plonge des quartiers entiers dans le jaune, couleur désignant la catégorie « hab 1 ». La maire Lydie Polfer (DP) a choisi une approche conservatrice qui, en protégeant le patrimoine bâti, maintient les prix à un niveau élevé. Elle a également provoqué l’ire de nombreux propriétaires qui, face à l’interdiction de transformer leurs maisons en appartements, se sentent lésés. La colocation pourrait s’avérer une technique efficace pour « court-circuiter » le nouveau PAG et densifier l’habitat dans les quartiers existants.

La face cachée Il paraît stupéfiant qu’Altea et LuxFriends aient réussi à se partager le gros du marché. En vérité, ces deux sociétés ne forment que la partie émergée du secteur. Caché, il existe tout un marché opaque aux contours imprécis. On en retrouve des traces éparses dans des groupes sur Facebook comme « colocation Luxembourg » (plus de 4 000 membres). « Pas de domiciliation possible » ; des propriétaires isolés affichent la couleur. Pour contourner les impôts et les mesures de sécurité à prévoir en cas de coloc, ils refusent les locataires venant de pays tiers. Car ceux-ci sont tenus de s’inscrire en dedans de trois jours de leur arrivée à la commune. (Les ressortissants européens, eux, ne doivent le faire qu’au bout de six mois.) Or, une adresse officielle risque d’attirer l’attention des autorités sur les colocations non-déclarées. Les arnaques aussi sont fréquentes. Puisque la prise de contact se fait à distance, via Internet, certains stagiaires virent une caution et un loyer à un contact rencontré sur Internet, pour se rendre compte, à leur arrivée, qu’ils ont payé pour un logement fictif. D’autres annonces sont discriminatoires. Ainsi, une colocation dans un quartier huppé de la ville recherche-t-elle « un coloc sympathique, ouvert à la vie en communauté, exerçant une activité professionnelle loin du secteur bancaire et financier. » D’autres refusent les non-universitaires, ne voulant mélanger expats et immigrés, cols blancs et cols bleus.

L’opacité sur le marché est renforcée par le flou juridique qui l’entoure. Il n’existe pas de cadre légal spécifique pour les colocations. Les colocataires peuvent se déclarer solidairement responsables, mais, le plus souvent, c’en est un qui signe le contrat, puis sous-loue aux autres. Ce sera le signataire, et lui seul, qui sera tenu responsable. Les colocataires, de leur côté, sont exclus du « Mieterschutz », réservé à celui qui a conclu le contrat de bail. Dans une interview parue en juillet 2015 dans Paperjam, Marc Hansen (DP), le ministre du Logement – qui se décrit comme « pragmatique et patient » – disait à propos de la colocation et de la sous-location vouloir « encadrer ces nouveaux usages par une loi pour limiter les abus ». La question figurerait sur « notre to do list » et serait suivie « de près .» Aujourd’hui, au ministère du Logement, plus personne ne semble s’en souvenir. Une nouvelle réglementation de la colocation, nous y explique-t-on, ne serait pas à l’ordre du jour.

Les colocations sont la variante chic des chambres à café. Dans les deux modèles, les propriétaires sont tenus de suivre les « critères de location » définis dans un règlement grand-ducal datant de 1979. Les chambres doivent ainsi mesurer au moins neuf mètres carrés, disposer de fenêtres ouvrantes « mesurant au moins un dixième de la surface du plancher » et avoir un plafond d’une hauteur minimale de deux mètres vingt. Le logement doit également contenir une douche et un WC « avec chasse d’eau » par six occupants. Le règlement va jusqu’à fixer la hauteur du lit par rapport au plancher (trente centimètres) et le nombre de couvertures (une en été, deux en hiver).

À leur arrivée, les expatriés ont souvent une idée en tête : s’installer au « centre-ville » qu’ils situent quelque part à Merl-Belair ou au Limpertsberg. Ce sont les noms de quartiers qui circulent sur les forums Internet et qui sont conseillés par les départements de ressources humaines. Ce sont également les quartiers dans lesquels on trouve de grandes résidences érigées dans les années 1970, à une époque où le règlement sur les bâtisses était moins contraignant quant aux places de parkings à prévoir. Or, la très grande majorité des expats arrive au Luxembourg sans voiture. Par leur expérience dans les grandes villes, ils sont moins réticents vis-à-vis de la mobilité douce que beaucoup de Luxembourgeois. Ce point de détail a des conséquences majeures. Les nouveaux arrivants sont à la recherche d’une centralité et d’une urbanité, et quasi toutes les annonces précisent s’il y a des cafés, supérettes, boulangeries ou boucheries dans le coin.

Bernard Thomas
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