Théâtre

La leçon

d'Lëtzebuerger Land du 17.05.2019

Insatiable, hyperactif, ardent de passion, Charles Tordjman ne s’est pas reposé sur le Globe de Cristal de la mise en scène qu’il a reçu pour son Douze hommes en colère créée au théâtre Hébertot l’année dernière. Les prix, il les cumule et après un Molière et deux grands prix du Syndicat de la critique, l’homme de théâtre continue son épopée spectaculaire avec génie.

Pour Tordjman, tout commence en 1972 avec sa nomination en tant qu’administrateur au Théâtre populaire de Lorraine qu’il codirigera l’année suivante avec Jacques Kraemer. Mais le spectacle Noëlle de joie, créé par Kraemer en 1974, une critique acide du charity-business du Républicain Lorrain de l’époque, va tout changer. Le TPL est en péril, il perd ses subventions et migre à Thionville. Pourtant, cet épisode va marquer à jamais l’avenir du metteur en scène, tant dans ses aspirations artistiques que dans sa carrière. Le messin prend la direction totale du TPL en 82 ouvrant les chakras à une ligne contemporaine engagée, puis saisit la tête du Théâtre de la Manufacture en 92 pour y faire naître de magnifiques pièces et projets comme le Festival Passages.

On connaît Charles Tordjman pour son attachement à montrer l’écriture d’aujourd’hui. Il a travaillé avec de nombreux auteurs sur des textes de commandes. C’est ainsi qu’il a créé des pièces comme – son premier Molière – Daewoo avec François Bon, d’une envie « immédiate de réagir », Vers toi, Terre promise de Jean-Claude Grumberg, une pièce également primée, ou l’opéra chinois Flowers in the mirror, une création mondiale montée au Grand Théâtre de Luxembourg en 2010. Pour son retour aux Théâtres de la Ville de Luxembourg, le metteur en scène s’offre un Pirandello, comme un symbole, usant des caractéristiques de l’auteur italien pour mitonner une réflexion sur la vie.

Créée en 1922, Vêtir ceux qui sont nus, en sus de dévoiler de nombreux questionnements de l’auteur, se montre comme une pièce très actuelle, décrivant l’humain face à lui-même. On y entend l’histoire tragique d’Ersila Drei (Eugénie Anselin), une jeune nurse congédiée à la suite de la mort accidentelle de l’enfant du consul Grotti (Philippe Crubézy) qu’elle veillait, abandonnée par son fiancé Franco Laspiga (Jérôme Varanfrain), et qui finira par tenter de se tuer. Son histoire fait vite les choux gras du vil journaliste Alfredo Cantavalle (Luc Schiltz), poussant à réveiller les fantômes du passé. Recueillie par le romancier à succès Ludovico Nota (Olivier Cruveiller), la jeune femme va se faire balloter de personnages en personnages, tous l’investissant pour la sauver d’elle-même.

Cette pièce ne s’arrête pas à ce mélodrame en suspens qui jaillit dès le début. C’est, plus précisément, une quête complexe qui nous est montrée. Celle d’une femme cherchant à se retrouver, derrière les mensonges qui enserrent sa vie. Vêtir ceux qui sont nus précise l’une des sollicitations majeures de Pirandello, à savoir qui est l’homme face à lui-même et devant les autres. Car, en effet, Ersilia n’est pas celle qu’elle raconte, qu’elle paraît devant les autres personnages de cette pièce. Sa vérité n’intéresse personne, eux ont choisi d’y voir ce qu’ils voulaient, ce qui les excite le plus. Le malheur est pourtant bien réel, mais il est nettement moins sucré et captivant. Chez Pirandello, ce personnage central d’Ersilia est la part de réel, presque un hors-scène derrière lequel se décline le théâtre, sa dimension fictionnelle et, bien sûr, sa catharsis.

Ce double jeu textuel est palpable dans la mise en scène de Charles Tordjman, qui, plus que de reprendre les interrogations de l’auteur, va en décortiquer l’essence. Se joue alors le rapport humain dans toute son incompréhension, sa futilité, ses conventions et conflits. Et c’est magique parce que, même si la langue est très théâtrale, le discours d’une précision rigoureuse, on y voit et entend la vie, notre société, nos belles mœurs qui n’ont pas tant changé, même après cent ans.

Au premier degré c’est du théâtre, en témoigne le décor (Vincent Tordjman) imposant, malheureusement figé au sol… En filigrane c’est une femme seule parmi des personnages geôliers, des brutes qui ne lui laissent pas une minute de répit. Mais ne nous y trompons pas, nous sommes bien devant la scène du Théâtre des Capucins.

Impossible d’en douter d’ailleurs, tant tout est théâtral dans cette pièce à la direction d’acteur ciselée, chacun montrant un autre niveau de jeu, tantôt dans un naturel plus criant voire une agréable nonchalance chez Ludovico Nota interprété par Olivier Cruveiller, tantôt comique chez Jérôme Varanfrain jouant le rôle du fiancé Laspiga, très « comédie française » chez Elsa Rauchs qui incarne Madame Onoria, à l’inverse plutôt cinématographique chez Luc Schiltz dans le journaliste Cantavalle, ou en grande puissance, à l’image du personnage du consul tenu par Philippe Crubézy.

Mais l’immensité de cette pièce vient de son personnage principale Ersilia, qui existe pour de vrai grâce à la comédienne Eugénie Anselin, qui – sans mauvais jeu de mot – frise le génie dans son interprétation de cette gamine foutue par la vie, qui n’existe pour le monde qu’en victime et, de fait, ne veut qu’en finir.

Parfois à « vêtir ceux qui sont nus », on les étouffe sous le poids du tissu. Tout est là dans ce spectacle. Simplement l’histoire d’une femme mise à nu qui pousse à l’empathie de tous autour d’elle et devient une idole sanctifiée. Pourtant, à faire semblant d’écouter, personne ne « sait » vraiment. Sur cette scène comme dans la vie, rien ne change, on « victimise » pour créer des héros et impitoyablement on ne résout rien, quitte à oublier instantanément. C’est le débat de cette nouvelle production des Théâtre de la Ville qui va s’envoler très loin, on en est persuadé.

Vêtir ceux qui sont nus de Luigi Pirandello, mis en scène par Charles Tordjman, Scénographie Vincent Tordjman, Assistante scénographie Rui Zhang, Lumières Christian Pinaud, Costumes Cidalia da Costa, Musique Vicnet, Collaboration artistique Pauline Masson, avec Eugénie Anselin, Philippe Crubézy, Olivier Cruveiller, Pauline Masson, Elsa Rauchs, Luc Schiltz & Jérôme Varanfrain ; une production des Théâtres de la Ville ; pas d’autre représentation prevue.

Godefroy Gordet
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