Comment les descendants d’immigrés portugais construisent leurs appartenances au Luxembourg ? C’est l’objet de la thèse de Heidi Rodrigues Martins. Éclairages et témoignages

Deux âmes dans une même poitrine

Bien qu'en perte de vitesse, les Ranchos continuent  à ressembler, surtout dans le sud du pays
Photo: Paulo Lobo
d'Lëtzebuerger Land du 13.11.2020

Quand elle était enfant au milieu des années 80, Elisabete habitait dans le centre-ville de Luxembourg et allait à l’école rue de la Congrégation. « Il n’y avait pas de Luxembourgeois, on parlait portugais ou français. Ce n’est pas idéal pour l’intégration, ça a joué en notre défaveur ». La (déjà) bourgmestre Lydie Polfer avait bien voulu montrer l’exemple en y inscrivant sa fille, mais le niveau de l’école était jugé trop bas pour beaucoup de Luxembourgeois et elle n’a pas vraiment été suivie. Aujourd’hui, Elisabete a deux enfants et constate que les choses ont bien changé : « Le Luxembourgeois est beaucoup plus présent, y compris entre étrangers ou descendants d’étrangers, tout le monde le parle à l’école. » Rui aussi vivait dans un quartier très multiculturel, à Bonnevoie, où le français s’imposait dans la vie quotidienne : « Entre les Portugais, les Espagnols, les Cap-Verdiens, les Italiens… notre langue commune, c’était le français. Je ne me souviens pas avoir eu des cours de luxembourgeois, on parlait avec les profs ou au foot. Pour moi, le luxembourgeois, c’était la langue pour les questions administratives quand j’accompagnais mes parents à la commune.  »

Pour Heidi Martins, auteure de la thèse Dynamiques de (dés)appartenance au cours de la vie : le cas des Portugais de « seconde génération » au Grand-Duché de Luxembourg qu’elle a défendue l’année dernière à l’Université de Luxembourg1, l’école, mais aussi les loisirs et plus tard, le travail « renvoient aux référents de (dés)appartenance au Luxembourg ». Alors que le « chez-soi constitue le cadre d’expérience privilégié de la (re)construction du référent de (dés)appartenance au pays d’origine ». Un troisième espace-temps, celui des voyages sera celui de la « (dé)construction, reconstruction et démultiplication des référents de (dés)appartenance (multiples et enchevêtrés) ». Elle met ainsi en évidence des trajectoires multiples où les descendants d’immigrés Portugais s’attachent tantôt à leur pays d’origine, tantôt au Luxembourg, voire à des références plus large (Europe, monde) et utilisent des stratégies (conscientes ou non) pour s’intégrer ou s’éloigner selon les moments et les circonstances de leur vie. La chercheuse observe des parcours d’allers et retours vers plus ou moins de sentiments d’appartenance au Portugal et au Luxembourg : « C’est un processus, pas quelque chose d’abouti une fois pour toute ».

Chez-soi

« À la maison, le portugais était omniprésent. Mes parents regardaient la télé portugaise, travaillaient avec des Portugais, participaient aux fêtes portugaises », se souvient Elisabete qui est arrivée au Luxembourg à trois ans, au début des années 80. Elle regrette que ses parents ne se soient « jamais vraiment intégrés ». Chez Rui, qui est né au Luxembourg et dont les parents sont arrivés et se sont rencontrés au Luxembourg avant leurs vingt ans, la télé était plutôt en français. « La télévision occupe une place centrale dans l’apprentissage des langues par nos participants », confirme Heidi Martins qui parle d’une « donne technologique » qui différenciera les parcours et les approches des uns et des autres, certains choisissant sciemment de regarder la télévision allemande pour « faire comme les Luxembourgeois », ou « pour mieux apprendre », d’autres préférant les chaînes francophones « plus proches de leur culture ». Plus tard, l’usage de telle ou telle langue variera selon les circonstances. Rui parle français avec son frère et portugais avec ses parents, Elisabete a appris le portugais à ses enfants (qui parlent aussi l’italien de leur père et utilisent le luxembourgeois entre eux. Nuno parle portugais en famille, avec ses employés, « mais pas avec les clients, pour que tout le monde comprenne ».

« Encore aujourd’hui, quand je vais manger chez ma maman le dimanche, elle fait du bacalhau », s’amuse ce dernier qui est arrivé à six ans au Luxembourg et a fréquenté l’école européenne. Les traditions culinaires sont pour lui (qui est d’ailleurs à la tête de plusieurs restaurants) un des « repères » de la culture portugaise. Il se souvient aussi de l’économat des institutions européennes : « On trouvait les produits portugais qui n’étaient pas encore dans les rayons du Cactus à l’époque. » C’est ce que la doctorante appelle « les saveurs du pays ». Elle pointe « un mélange d’ingrédients, de saveurs, d’outils, de gestes, d’habitudes et de traditions [qui] parfument leurs souvenirs et enrichissent leur quotidien. » Ce sont des éléments constitutifs de ce sentiment d’appartenance qui, contrairement aux questions linguistiques, ne déclenchent pas de tensions : « Les pratiques culinaires ne sont pas porteuses d’enjeux de pouvoir, mais elles nous permettent de mettre l’accent sur la dimension sensorielle des (dés)appartenances. »

En revanche, un troisième ensemble d’éléments apparaît plutôt comme un repoussoir, une raison d’éloignement du pays d’origine : la trilogie des trois F (Fado, Fátima, Futebol) promus sous la dictature de António de Oliveira Salazar, à laquelle on peut ajouter d’autres aspects « folkloriques », comme les danses traditionnelles, les bals et autres festivités qui rythment le calendrier. « Je me sens assez mal à l’aise avec les grandes fêtes portugaises : c’est tellement cliché, tellement loin de ce que je suis devenue », exprime Elisabete qui préfère la zumba à la Pimba. « Les fêtes, les danses et la musique traditionnelles, c’est plutôt pour les vacances quand je visite le pays. Ici, je m’intéresse aux traditions luxembourgeoises », souligne Nuno. « De même que les pratiques culturelles traditionnelles (p.ex. le Rancho et les bailes), les pratiques religieuses sont plutôt l’apanage de la première génération. Pour nos participants, ces pratiques sont plutôt expérimentées en tant qu’enfant et, une fois adultes, ils s’en détachent », écrit Heidi Martins qui ajoute que ces pratiques renvoient également aux stéréotypes liés à l’emigrante au Portugal. Le football reste cependant un terreau fort de sentiment d’appartenance et un véhicule de fierté. « Si je suis fier de mes origines portugaises ? Ça dépend des résultats de la Seleção », s’amuse Rui qui regrette que, dans ce domaine, le Luxembourg n’offre pas souvent de motif de fierté.

Entre deux chaises

C’est un sentiment connu par toutes les populations migrantes : être étranger ici et étranger là-bas. « Nous ne sommes pas perçus comme Portugais au Portugal, ni comme Luxembourgeois au Luxembourg », résume Nuno. Il en résulte des tensions et un jeu complexe entre appartenance et désappartenance. « Immigrant et émigrant sont les deux faces d’une même pièce » explique Heidi Martins au Land. Elle considère que la consonance et la longueur des prénoms et noms, l’apparence physique ou la maîtrise des langues et accents sont les éléments de tensions qui sont les plus souvent ressentis. C’est sur ceux-ci aussi que les personnes jouent et travaillent : réduire son nom, se teindre les cheveux en blond, adopter l’argot d’une région… Spontanément, la question de la langue est évoquée par tous. « Je parle français sans accent », insiste Nuno. « Je crois que je parle parfaitement luxembourgeois », estime Elisabete. « Je sais que j’ai un accent français en portugais », ponctue Rui.

« Chaque été, nous allions en vacances au Portugal », se souvient-il, « jusqu’à mes seize ans, je n’ai connu que ça, puis j’ai osé dire à mes parents que je voulais voir autre chose, ils ne comprenaient pas vraiment. » Sans être rejeté, il sait qu’il y est considéré comme étranger : « j’étais toujours ‘le cousin du Luxembourg’. », pas simplement ‘le cousin’. On me demandait toujours de dire des mots en allemand ou en luxembourgeois... ». De même, au lycée (classique), il est le seul étranger de sa classe où ses camarades lui font « bien sentir qu’on n’est pas du même monde ». Il analyse ce rejet non seulement en raison de ses origines culturelles, mais aussi sociales : « J’étais le seul Portugais, mais aussi le seul fils d’ouvrier. »

« On n’était pas vraiment à notre place », soupire Elisabete en repensant à son adolescence. « Une culture différente, une langue différente, c’est difficile à vingt ans de s’identifier au Luxembourg et de passer au-dessus des clichés et stéréotypes qu’on nous colle ». Elle était, directement après son bac en 2000, la première (ou une des premières) portugaise à être embauchée à la BCEE, « un environnement presqu’exclusivement luxembourgeois, où j’ai dû me faire une place ». Elle se souvient des « petites piques » de la part de collègues, mais admet qu’elle avait « aussi des a priori sur les Luxembourgeois ». Elle n’avait pas digéré qu’on lui interdise de parler portugais aux clients alors que parler anglais ou néerlandais était valorisé (les choses ont changé aujourd’hui, nous assure-t-elle). Vingt ans et des formations plus tard, elle travaille toujours dans la même banque et se sent « parfaitement intégrée ». « Aujourd’hui le Portugal est une destination touristique, Lisbonne est une ville branchée, l’image des Portugais est bien meilleure que quand j’étais adolescente. »

Carte d’identité

Devenu Luxembourgeois pour éviter le service militaire au Portugal, à une époque où la double nationalité n’existait pas encore, Rui n’a pas l’impression d’avoir perdu sa « portugalité » car il considère qu’il « ne faut pas de papiers pour connaître et prouver ses racines ». À quarante ans, il a entrepris un tatouage où il a intégré la sphère armillaire du drapeau portugais de manière stylisée – « mes racines sont au fond de moi », dit-il. En devenant adulte, beaucoup de ces personnes de deuxième génération résolvent les tensions et n’ont plus besoin d’oublier (voire de renier) leurs origines pour se sentir intégré. « On voit apparaître l’acceptation d’identités multiples, un bricolage d’identités qui mêle reconnaissance envers les parents et fierté de l’intégration », nous explique Heidi Martins. La possibilité d’acquérir la double nationalité a souvent aidé dans cette résolution. La doctorante raconte ainsi le cas d’Adriana, 37 ans : « Parce qu’elle se ‘considère les deux’, il était ‘hors de question’ pour elle d’abandonner la nationalité portugaise. Ce ne fut qu’après l’entrée en vigueur de la loi de la double nationalité et parce qu’elle a senti que son ‘bagage culturel’ avait été ‘accepté et valorisé’, qu’elle a décidé de demander la nationalité luxembourgeoise. »

Ainsi, Nuno a pris la double nationalité, « après le référendum, parce que je voulais pouvoir voter, être citoyen, exprimer ma voix. ». Elisabete aussi a opté pour la double nationalité, il y a six ans : « Je n’en sentais pas l’utilité avant cela, mais ça aide psychologiquement pour se sentir Luxembourgeois. » Elle a aussi « simplifié [son] nom » en retirant celui de sa mère. Parmi les personnes interrogées par Heidi Martins, plusieurs ont aussi changé leur nom. « Le nom, comme signe d’un background migratoire apparaît comme élément de tension, de fermeture de portes professionnelles. Tout se passe comme si le changement de nom avait le pouvoir d’ouvrir ces portes. » En choisissant les prénoms de leurs enfants, certains d’ailleurs réfléchissent à ne pas les stigmatiser avec un prénom « trop portugais ».

« Zwei Seelen wohnen, ach! in meiner Brust » (« Deux âmes, hélas ! habitent en ma poitrine ») dit le Faust de Goethe. Et réunir ces deux identités demande aux descendants d’immigrés portugais des efforts considérables « que les Luxembourgeois ne mesurent pas toujours ». Il ne s’agit pas de choisir l’une contre l’autre, mais de tirer le mieux de chacune, en fonction des situations. « Finalement, je pense que j’ai créé ma propre culture et j’estime que c’est une chance », conclut Elisabete.

1 Thèse soutenue le 21 janvier 2019 sous la direction de Dr Sonja Kmec, en vue de l’obtention du grade académique de Docteur de l’Université du Luxembourg en sciences sociales, en cours de publication

France Clarinval
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