Théâtre

La démocratie n’est pas une pizza tiède

Les cinq acteurs de De la démocratie dansant sur scène
Photo: Philippe Grosbois / GTVL
d'Lëtzebuerger Land du 29.09.2017

Ils ont chacun leur caractère. Il y a Violaine (Jade Collinet), la fan de yoga et de corporalité, Afel (Habid Dembélé), qui incarne l’optimisme joyeux, Corentin (Stephen Butel), le précieux ridicule, Amy (Reina Kakudate), timide et spirituelle, et Pete (le Luxembourgeois Raoul Schlechter), qui manque de certitudes. Ensemble, ils forment une troupe de théâtre, un « collectif » plutôt, qui, sans dieu ni maître – enfin, sans metteur en scène – veut monter une pièce sur Alexis de Tocqueville et son De la démocratie en Amérique, écrit au début des années 1830, suite à son voyage en Amérique. La France est alors une monarchie constitutionnelle et le Normand va voir sur ce nouveau continent comment y fonctionne la démocratie, où les gens « semblent aimer à la fois les dieux et l’argent ». On fait connaissance du collectif assis autour d’une table brinquebalante, sur une scène provisoire, encombrée d’anciens décors entreposés. Ils sont dans l’improvisation, cherchent un angle pour « incarner l’œuvre de Tocqueville » sur scène. Et si tout le monde faisait une « proposition » ?

Afel se lance en premier, proposant un récit épique et imagé du voyage de Tocqueville, racontant avec un mélange de naïveté et d’émerveillement les observations du philosophe politique à la découverte des autochtones. Vote du collectif, le verdict est mitigé. Vient Corentin, le prétentieux, qui se lance dans un long monologue de philosophie comparative, voulant « définir la pensée de Tocqueville par ce qu’elle n’est pas ». Le collectif juge sa proposition élitiste, parce que hermétique et demandant une certaine érudition de départ pour la comprendre. Violaine enchaîne, qui propose un spectacle de danse sur la joie d’être tous égaux, à la manière d’un musical américain, parce qu’elle estime que « le corps est un langage universel ». Ses collègues ne la comprennent pas. Amy est plus conceptuelle, installe un grand miroir sur la scène, pour que le public y voie son reflet, « parce que la démocratie, c’est l’égalité des conditions : on est tous spectateurs et tous acteurs », le théâtre, pour elle, est une « représentation de la réalité ». En écho, ses collègues trouvent sa proposition trop froide, manquant d’humanité. En dernier, Pete ose enfin se lancer : il fait monter une spectatrice sur scène, la filme en lui posant quelques questions sur la démocratie, théâtre documentaire dont ses amis regrettent la « modernité » trop facile.

L’idée initiale du collectif était de choisir l’idée la plus originale et cohérente pour monter cette pièce métaphorique sur un texte complexe, mais lors du vote final, il s’avère qu’aucune des propositions n’aura de majorité. Que faire ? Les compiler, les mélanger, n’en garder que la meilleure ? Sans le savoir, les acteurs sont déjà pleinement dans le sujet de Tocqueville : Comment gère-t-on la démocratie directe ? Comment établir des majorités légitimes et éviter qu’elles n’oppriment les droits de minorités ? « Comment inculquer aux hommes les plaisirs du droit ? » Assez vite, face au chaos ambiant, le groupe décide d’élire un « maître de cérémonie », qui ne doit pas s’appeler metteur en scène, mais juste diriger le collectif et les différentes aspirations des acteurs. D’une démocratie directe, ils passent à une démocratie représentative. Mais comment le MC par intérim va-t-il diriger les ambitions des uns et les timidités des autres ? Comment intégrer ces idées si différentes dans une esthétique commune sans les trahir ? L’expérience, en cela chacun dans le public qui a la moindre expérience avec la gestion d’un club ou d’une association se reconnaîtra sur scène, sera longue, difficile, accompagnée de beaucoup de discussions et de questionnements à chaque stade du processus – et pas vraiment concluante. Ou, pour le dire avec Corentin lors d’une pause pique-nique sur scène, « la démocratie, ce n’est pas tiède et mou comme cette pizza ». C’est un exercice difficile qui s’apprend, dans le respect de chaque membre qui constitue le groupe. Mais comment gérer les contestations, l’absence d’adhésion à l’idée collective, les idéologies divergentes (la pratique religieuse d’Amy par exemple), sans tomber ni dans la dictature, ni dans l’anarchie ?

De la démocratie de Laurent Gutmann est une adaptation très libre de Tocqueville, dans la lignée de ce qu’il avait fait avec Le Prince en 2014 (également vu au Capucins) : ici, pas de théorie complexe à faire peur, mais une approche pragmatique plutôt. Le collectif d’acteurs vit les difficultés et les défis de la démocratie dans sa pratique même. En citant sans cesse des extraits de l’œuvre de Tocqueville qui leur permettent de conceptualiser leur vécu, ils rendent sa pensée palpable et moderne. Or, cette mise en abyme par le théâtre dans le théâtre permet aussi à Gutmann de parler des rapports de force sur scène, des rapports entre le public et les acteurs, entre la scène et la salle. En deux heures, on fait le tour de toutes ces questionnements complexes en regardant une bande de copains se chamailler sur le prix de la pizza, la nécessité d’éteindre son portable ou le besoin de s’asseoir à table pour manger.

De la démocratie de Laurent Gutmann, librement adapté de De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville, scénographie : Marion Savary et Adrienne Romeuf, avec Stephen Butel, Jade Collinet, Habib Dembélé, Reina Kakudate et Raoul Schlechter, sera encore joué mardi 3 octobre à 20 heures au théâtre des Capucins ; une production de La dissipation des brumes matinales, en coproduction avec e.a. les Théâtres de la Ville de Luxembourg ; www.theatres.lu.

josée hansen
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