Conséquences politiques des affaires Srel et Bommeleeër : Aucune

Black box

d'Lëtzebuerger Land du 14.06.2013

C’était sa dernière phrase, hier, jeudi, à 10h30 à la Cité judiciaire : « Je regrette que l’affaire Bommeléeër n’ait pas pu être complètement élucidée, affirma le procureur général d’État Robert Biever. Mais il n’y a aucun élément dans le dossier qui établirait une faute de Monsieur Frieden pour cela. » En une phrase, il avait, malgré lui à ce qu’il paraît, déchargé l’ancien ministre de la Justice, au cœur de la polémique sur au moins son manque de soutien, sinon son entrave à l’enquête sur les attentats à la bombe durant ses deux mandats consécutifs à la Justice (1998-2009). En même temps, la longue déclaration à la presse de Roby Biever, avec moult détails sur l’acharnement du Service de renseignement, époque Mille, à décrédibiliser plusieurs personnes, dont lui-même, par des rumeurs de pédophilie, servait à désamorcer la vague de dénigrement que s’apprêtaient, craignait-il, à lancer plusieurs députés en sa direction. Trois heures et demie plus tard, le ministre allait devoir se soumettre à l’exercice pénible d’un vote de confiance au parlement. À quelques pas de la Cité judiciaire, les ministres de la coalition CSV-LSAP faisaient le va-et-vient entre l’Hôtel de Bourgogne, siège du ministère d’État, et les sièges de leurs groupes parlementaires respectifs. Or, dès 16 heures, les débats à la Chambre des députés étaient encore en cours, il était évident qu’il n’allait strictement rien se passer, qu’aucun ministre, qu’aucun membre du gouvernement n’allait devoir tirer de quelconques conséquences des révélations des derniers mois sur les dysfonctionnements dans les institutions de l’État – que ce soit le fonctionnement du Service de renseignement, les rapports des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires. Lucien Lux, le président du groupe parlementaire socialiste et ancien ministre aux côtés de Luc Frieden jusqu’en 2009, venait de proclamer que son parti n’allait soutenir aucune des deux motions émanant de l’opposition. « Keng Neiwahlen » (pas de nouvelles élections) titre RTL dans un SMS envoyé aux abonnés, alors que son site Internet annonçait un « showdown ». Sur presque 1 500 personnes ayant participé au voting en-ligne, la majorité, 48,88 pour cent, étaient d’avis que Luc Frieden ne devait pas démissionner. Au Marché-aux-Herbes, la tension était déjà retombée après des débats parfois houleux et des discussions pour le moins animées, entre opposition et gouvernement surtout. Antécédents Ce résultat semblait acquis d’avance, bien que, jusqu’à la dernière minute, les socialistes affirmaient vouloir analyser toutes les options, voguant entre une certaine loyauté vis-à-vis du partenaire de coalition CSV – aussi en guise de retour d’ascenseur pour le sauvetage d’un des leurs, le ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration Nicolas Schmit, mis en cause suite à ses tentatives de faire pression sur des policiers qui avaient arrêté son fils lors d’un contrôle routier, en 2011, par le Premier ministre Jean-Claude Juncker –, et la pression de sa base, notamment des plus jeunes de ses membres, comme les Jeunesses socialistes, qui demandaient ouvertement la démission de Luc Frieden pour non-respect de la séparation des pouvoirs et des institutions. Depuis presque deux mois, depuis un reportage de la Radio 100,7 révélant des pressions de la part du ministre de la Justice de l’époque sur les enquêteurs dans l’affaire dite Bommeléeër, s’enquérant régulièrement et avec insistance de quand le dossier allait (enfin) être bouclé, révélations aussitôt démenties par l’intéressé lui-même (sur RTL Radio Lëtzebuerg, « sa » radio, il y travailla entre 1981 et 1994 en tant que commentateur judiciaire), les révélations se suivaient à un rythme qui allait en s’accélérant, chaque édition des journaux radios citant de nouvelles accusations allant dans le sens d’une tentative de prise d’influence, voire d’obstruction de la justice. Les choses se sont emballées à partir du moment où la même radio publique commença, le 5 juin, à publier ses recherches concernant l’action dite « Katana », ordonnée par un ou plusieurs fonctionnaires du Service de renseignement, visant à directement déstabiliser le procureur d’État Robert Biever avec ces rumeurs de pédophilie (voir aussi d’Land n° 23 du 7 juin). C’est à partir du lendemain, 6 juin, que Robert Biever, lourdement affecté par ces agissements, confirme ne pas avoir eu de soutien de la part du ministre de la Justice de l’époque, Luc Frieden, lorsque, à partir de 2001 ou 2002, l’enquête sur les attentats à la bombe des années 1980 est relancée (voir ci-contre). Le lendemain, 7 juin, lui et le ministre sont convoqués à la Commission juridique de la Chambre des députés, où non seulement Robert Biever, mais aussi l’ancienne juge d’instruction Doris Woltz, appelée d’urgence à intervenir, confirment cette impression qu’ils avaient d’un manque de soutien de la part du ministre, voire l’insistance avec laquelle il demandait encore et encore quand cette enquête sur « les vieilles histoires » allait être terminée. Ils ne l’affirmaient donc pas seulement en off quelque part dans un coin, mais ils le disaient haut et fort, assis devant les députés et à côté du ministre lui-même, qui nia, respectivement minimisa ses dires, soulignant son grand respect pour la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la Justice et avoir uniquement voulu s’assurer de son bon fonctionnement et de l’utilisation appropriée de ses moyens. Mais le mal est fait, l’impression que le ministre de l’époque tentait de s’immiscer dans une enquête courante devient générale, il a du mal à regagner la main : ni à la télévision, lundi 10 juin, lors d’une longue interview de justification, ni à la radio ou dans le presse écrite, Luc Frieden, « énervé » et « furieux » ne parvenait plus à s’en défaire, ni à rétablir sa crédibilité. À la Chambre des députés, l’opposition – Déi Gréng et DP – décide de poser la « question de confiance » au gouvernement sur les conséquences des révélations parues dans la presse ces dernières semaines. Felix Braz de Déi Gréng se limita, dans sa résolution, sur ces « interventions régulières et constantes (...) mettant en doute l’utilité à poursuivre l’instruction au cours de l’affaire dite Bommeleeër » et invita ses collègues à retirer leur confiance au seul ministre Frieden. Alors que Xavier Bettel, le président du DP, allait plus loin dans la motion qu’il déposa le même jour, invita carrément tout le gouvernement à présenter sa démission. Son raisonnement est simple : il ne s’agit pas seulement d’une tentative de violation du principe sacro-saint de la séparation des pouvoirs par un membre du gouvernement, qui, en plus, n’est plus à ce poste, mais aussi d’une entrave à la mission de contrôle du Parlement vis-à-vis du Service de renseignement, Parlement qui a été « mal ou pas du tout informé par le pouvoir exécutif des dysfonctionnements constatés au sein du Srel ». Donc seule la démission de tout le gouvernement pourrait restituer la confiance des citoyens dans les institutions du pays. À la Chambre des députés, il n’invoqua que la responsabilité de Jean-Claude Juncker lui-même, qui se dit « triste » des affaires concernant le Srel, sur lequel il dut avouer avoir perdu le contrôle. Et assura qu’il en assumera la responsabilité le jour venu. Or, les rapports de force – une majorité écrasante de 39 députés (26 CSV et treize LSAP) et une opposition éclectique entre neuf députés du DP, sept des Verts, deux de l’ADR, deux anciens ADR et actuels indépendants et un représentant de La Gauche – rabaissaient une motion aussi générale au rang de symbolique, impossible de trouver une majorité pour une revendication aussi radicale que la démission du gouvernement. La résolution des Verts par contre semblait plus réaliste, même si la « motion de censure » vis-à-vis du gouvernement ou d’un ministre n’existe pas vraiment au Luxembourg, la « question de confiance » étant extrêmement rare. Les deux textes ont finalement été rejetés avec 41 voix tous les deux. Vide En début de semaine, Jean-Claude Juncker (CSV) était absent. Le Premier ministre, chef du gouvernement et ministre de tutelle de ce Srel devenu fou à la fin des années 2000, ordonnant la surveillance des enquêteurs de la Police judiciaire qui travaillaient sur le dossier Bommeleeër et ce piège pour le procureur qui devait se dérouler en Thaïlande, Jean-Claude Juncker était en visite de travail en Grèce, où il recevait entre autres la « Grande-Croix du Sauveur » « pour ses mérites pour le maintien de la Grèce dans la zone euro » écrit le Service information et presse de l’État. Un voyage que les députés de l’opposition n’appréciaient guère, Xavier Bettel lui reprochant notamment, mardi à la tribune du parlement, que ses absences répétées étaient une des causes du marasme dans lequel se noie le pays. Le ministre de l’Économie, Étienne Schneider (LSAP), lui, avait préféré annuler sa participation à la mission économique prévue en Suisse jeudi afin d’être présent lors du vote de confiance. Figure tragique En l’espace de quelques mois, Luc Frieden, le « monsieur rigueur budgétaire » du CSV, le défenseur de la Place financière et des intérêts américains au Luxembourg, ce « type sérieux, dont les gens disaient même qu’[il] faisait son job avec trop de sérieux » comme il se définissait lui-même à RTL Tele Lëtzebuerg, lundi, semblait être devenu l’homme à abattre pour l’opposition. Mardi déjà, il se faisait virulemment critiquer au Parlement, pour sa gestion de leurs demandes d’informations sur le dossier Cargolux, et notamment le rapport de PWC sur la vente de parts aux investisseurs qataris – un rapport jugé complaisant et trop cher. En fait, Luc Frieden est sans conteste en premier lieu la victime de la longévité de Jean-Claude Juncker à la tête du gouvernement. Un peu le Prince Charles luxembourgeois. À l’âge actuel de Luc Frieden – il aura 50 ans en septembre –, Juncker, de neuf ans son aîné, était déjà Premier ministre depuis dix ans. Lorsque l’actuel Premier ministre était sur le point de quitter le gouvernement pour devenir Président de la Commission européenne (ce qui échoua), on disait qu’il y avait deux dauphins pour deux directions que pouvaient prendre le parti : François Biltgen, le syndicaliste du Sud, et Luc Frieden, donc, le juriste rigoriste du Centre. Deux hommes que tout séparait, jusqu’à leur physique : le premier donnait constamment l’impression d’avoir le cœur sur la main, tellement proche des gens qu’il pouvait arriver qu’il se casse un doigt en faisant le malin lors d’une fête d’étudiants, alors que le second avait même été désigné « cœur de pierre » par la presse amie du Luxemburger Wort pour sa gestion sans états d’âme des destins humains que furent les demandeurs d’asile des Balkans durant les années 1999-2000 et était mal aimé par ses collègues du gouvernement pour ses tentatives d’imposer des mesures d’austérité au budget de l’État. François Biltgen vient de quitter le gouvernement de son plein gré pour devenir juge à la Cour européenne de Justice et Luc Frieden restera en fonction, gardant toujours « l’intérêt public et le bien du pays » en tête, affirma-t-il hier, même s’il est « furieux » et « triste » de ce qu’il a ressenti comme une campagne de dénigrement contre sa personne. Discrètement, Claude Wiseler se met en place pour devenir le dauphin au poste tant convoité. Mais derrière Luc Frieden, c’est aussi Jean-Claude Juncker qui est visé par les initiatives de défiance des députés. C’est pour cela que le DP a formulé une motion plus générale, contre tout le gouvernement : c’est le Premier ministre lui-même qui devrait assurer en premier lieu le contrôle politique du Service de renseignement, c’est lui qui devait interdire les pratiques illégales de sa direction et de ses agents – ce qu’il n’a pas fait. En voulant séparer les deux textes, refusant de parler à ce jour de la responsabilité concernant le Srel, les socialistes avaient trouvé une pirouette pour essayer de faire bonne figure vis-à-vis de leurs militants : les questions de la responsabilité dans le dossier Service de renseignement seront discutées après la publication du rapport de la commission d’enquête, promettent-ils. Personne ne voulait plus les croire, lors des discussions hier.

josée hansen
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