Mauna Loa, à Hawaii, l’observatoire créé en 1958 pour mesurer la concentration de gaz carbonique dans l’atmosphère, vient d’annoncer un bond de celle-ci en 2024. À 3,58 ppm de plus qu’à fin 2023 (le chiffre absolu était de 425,8 degrés au 1er janvier), c’est l’augmentation la plus forte enregistrée en un an, un quasi-doublement des progressions habituelles. Elle a affolé beaucoup de climatologues qui ont reconnu que les modèles qu’ils utilisent semblent incapables de l’interpréter. Ni l’augmentation des émissions d’origine humaine de gaz à effet de serre, qui s’est poursuivie l’an dernier, ni l’El Niño qui a prévalu en 2024, ne peuvent l’expliquer à eux seuls. Certains d’entre eux estiment qu’elle est probablement due à l’impact du réchauffement sur la végétation, moins capable d’absorber du carbone parce que desséchée, et sur les sols, qui dégagent davantage de carbone dans l’atmosphère du fait de leur aridification, notamment par le biais d’incendies. Si cette hypothèse devait se confirmer, nous serions en présence d’une de ces « rétroactions positives », ou emballements, qui pendent comme autant d’épées de Damoclès au-dessus de la nuque de l’humanité. L’observatoire prédit que la concentration, cyclique au fil de chaque année, atteindra un pic de 429,6 ppm en mai 2025, soit la valeur la plus élevée de ces deux derniers millions d’années.
Avec quelles conséquences ? L’Institute and Faculty of Actuaries a publié récemment une étude qui prédit que le changement climatique pourrait avoir pour effet de diviser par deux le PIB mondial entre 2070 et 2090. Il pourrait causer jusqu’à quatre milliards de morts si le réchauffement devait atteindre trois degrés d’ici 2050, ainsi qu’une fragmentation sociopolitique significative à l’échelle du globe, l’effondrement d’États et l’effacement rapide, durable et significatif de capital : un risque d’« insolvabilité planétaire », selon les actuaires londoniens. Alors que les économistes apologètes s’accordent habituellement à minimiser les impacts de la crise climatiques à quelques points de pourcentage de perte du PIB, ces têtes pensantes du secteur de l’assurance ont le courage de ridiculiser ces édulcorations, rappelant l’évidence : « On ne peut pas avoir d’économie sans société, et une société doit avoir un endroit pour vivre ».
L’écart entre l’aggravation accélérée de la crise climatique et le déni systématique de cette réalité par la droite extrême qui s’impose aux quatre coins du globe est révélateur. Le tsunami nationaliste-réactionnaire qui s’abat sur le monde est certes hétérogène, souvent écartelé entre tendances rigoureusement contradictoires et incompatibles. On y trouve ainsi un attrait fort pour l’autoritarisme – sa composante dite « illibérale », qui aux Etats-Unis se conjugue avec la haine des « libéraux » –, mais en même temps un attachement inébranlable à la doctrine néo-libérale et à ses vieilles lunes du « moins d’État », d’un laissez-faire économique radical et des bienfaits du « trickle down » (le ruissellement des richesses accumulées par les ultra-riches censé profiter aux plus pauvres). Le modèle de la démocratie classique est de plus en plus perçu par ses théoriciens comme un obstacle. Ses dimensions nationalistes ou religieuses n’excluent pas que d’autres pays gagnés par des mouvements similaires soient dépeints, de manière parfaitement arbitraire et opportuniste, comme des ennemis à abattre. Mais ce tsunami, mixture opportuniste de ploutocratie, de kleptocratie et de kakistocratie, a un dénominateur commun : le refus de reconnaître que l’ère des énergies fossiles touche à sa fin.
L’avènement de réseaux sociaux monopolistiques a permis à ce camp de faire de la « liberté d’expression » un cheval de bataille qui lui permet de neutraliser au moins en partie les médias traditionnels (ou du moins ceux d’entre eux qui s’obstinent à faire reposer leur pratique sur les faits) et d’occuper triomphalement le prétendu « marché des idées », trusté par des algorithmes mercantiles. Ce marché se déploie désormais sur un bouquet de plateformes dominantes mises au service d’une propagande de combat ultra-conservatrice et d’un capitalisme de surveillance décomplexé. Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche et le déplacement en direction de l’extrême-droite du centre de gravité au Parlement et à la Commission européens sont deux exemples inquiétants de cette évolution, qui se trouvent être à l’exact opposé de ce que requiert l’urgence climatique.
Les incendies monstrueux de Los Angeles, à quelques jours du pince-fesse organisé par le clan Trump et sa cour de milliardaires de la tech pour fêter le retour de leur champion multicondamné à la Maison Blanche, ont été une parfaite illustration du déni dans lequel s’enfonce l’empire américain. Au lieu de reconnaître que ces feux portent la signature du réchauffement et des anomalies météorologiques (notamment deux hivers exceptionnellement pluvieux en Californie du Sud, qui ont accéléré la croissance de la végétation, suivis d’une sécheresse sévère et, début janvier, de violents vents de Santa Ana), les Républicains ont multiplié les attaques de diversion : Contre la protection accordée à un petit poisson dans le delta du Sacramento, contre les politiques d’inclusion « woke » chez les pompiers de LA, ou encore le supposé rôle dans les feux des immigrants illégaux (sachant que lorsqu’on cherche une corrélation, on la trouve). Tout, sauf admettre qu’il est temps d’arrêter le pétrole, le gaz et le charbon.
Ainsi s’ouvre, pour les scientifiques et autres naïfs privilégiant l’observation et l’esprit critique, une période à haut risque durant laquelle ils vont, jour après jour, mesurer le gap abyssal et grandissant entre les mesures de transformation requises pour ménager une trajectoire de survie collective pour l’humanité et les politiques aujourd’hui dominantes, dictées par l’avidité et l’aveuglement idéologique. Où puiser espoir ? La seule consolation est la perspective, inéluctable au simple vu des réalités physiques qui prévalent sur la planète Terre, d’une implosion du camp climato-sceptique déguisé en ce fatras néolibéral-conservateur qui croit aujourd’hui pouvoir s’imposer.
En effet, l’autoritarisme et la surveillance algorithmique n’y changeront rien : Tôt ou tard, les lois de la thermodynamique feront fi de cette tentative désespérée de faire perdurer le statu quo carboné et la démasqueront pour ce qu’elle est. Nul doute que nous entrons dans une période de turbulences. L’Histoire a démontré que les autoritarismes sont bien plus fragiles qu’il n’y paraît. L’inévitabilité des impacts cataclysmiques de la concentration croissante de gaz à effet de serre dans l’atmosphère porte en germe l’effondrement des régimes qui cherchent à détourner les regards de cette réalité. Il ne s’agit pas de se réjouir des soubresauts à venir, qui risquent d’être éprouvants et douloureux pour tous tout en touchant disproportionnellement les plus vulnérables, mais de comprendre que les humains, s’ils sont les inventeurs de ces structures économiques thermo-industrielles mortifères qui les assiègent, sont aussi ceux qui peuvent décider de leur tourner le dos et de se doter de modes d’organisation plus compatibles avec leur survie. Donald Trump, qui, dans la foulée de son investiture, a annoncé (pour la deuxième fois), sous un tonnerre d’applaudissement des foules Maga, la sortie des États-Unis de l’Accord de Paris, peut nier, vociférer « drill, baby, drill » et gesticuler autant qu’il veut : le pétrole avec lequel il entend dorer la pilule des Américains n’a pas d’avenir.