Entre le terrain sportif et le bâtiment de l’Athénée, les lignes ludiques de Baltzer & Bisagno ravissent œil et esprit

Tracés en marbre de Carrare

d'Lëtzebuerger Land du 08.07.2022

On pourrait dire le paradoxe du sport, du moment qu’il va au-delà d’une pratique de loisir, se fourvoie dans les chemins de plus en plus troubles de la compétition. Et pourtant, dans son Homo ludens, en 1938, le Hollandais Huizinga voyait les choses autrement, affirmant même que la culture naît dans le jeu et comme jeu. Reconnaissons quand même qu’il faut à l’un comme à l’autre, au jeu comme au sport, des règles. À commencer la plupart du temps par une aire bien déterminée, un terrain de football par exemple, ou une piste d’athlétisme. Et gare à l’athlète qui, dans le dernier cas, dans un sprint ou un relais, mordrait sur la ligne de son couloir, c’est la disqualification, rien d’autre.

Il est de ces contraintes, un corset qui empêche un comportement déluré, garantisse une équité, avec le fairplay, l’acceptation loyale des règles. L’art n’en a rien à foutre, lui qui aime à aller au dérèglement justement. Et dès lors s’en donne à cœur joie, déplace les buts de football, augmente le nombre de ballons au basket, fait jouer dans des costumes de stylistes italiens. On détourne, on fait déborder en tous sens.

Là, prenons un terrain sportif, accolé plus ou moins à un bâtiment scolaire, l’Athénée grand-ducal en l’occurrence, boulevard Pierre-Dupong. Avec entre les deux, comme lieu de passage, du vide planté de quelques arbres, un accès aux différents sites, indispensable en cas de besoin aux pompiers. Vous l’avez deviné, il ne reste que le sol pour une intervention artistique. Le duo Baltzer & Bisagno l’a parfaitement compris, les responsables les ont suivis, et cet espace, aujourd’hui, ravit notre œil et notre esprit.

Elles sont sept, les lignes qui en bas autour du terrain délimitent les couloirs des coureurs. Et comme si elles avaient sauté en l’air, s’étaient évadées de leur dessin trop figé d’un ovale, les voici d’un coup en haut, prêtes à toutes sortes d’escapades, de facéties. Des fois elles restent droites, comme décidées à aller le plus vite possible à quelque point qu’on a pourtant du mal à reconnaître, des fois se font sinueuses, voire circulaires, serpentines qui hésitent ou carrément se plaisent en chemin. À nous de les suivre, au choix, de nous arrêter quand elles le font elles-mêmes, voire de les prolonger avec tant soit peu d’imagination. On ne sera pas sûrs de toute façon de les voir sitôt revenir en arrière, retrouver leur emprisonnement. Une fois qu’elles ont pris goût à tant de liberté.

Ces lignes, prises de folie (qui leur a été inspirée par les artistes), les unes sont assez courtes, font moins de dix mètres, les autres plus de cent. En tout 415,50 mètres, divisés en 446 unités de près d’un mètre. Et celles-là, elles ont été coupées dans du marbre de Carrare, incrustations d’une belle blancheur dans un sol gris, différence de texture en plus, du travail précieux de marqueterie tel qu’on le connaît en ébénisterie d’art.

Ah, Bruno Baltzer et Leonora Bisagno sont des habitués des carrières de Carrare. On se rappelle le monolithe qu’ils en avaient fait découper, pour rivaliser avec Mussolini qui en 1928 en avait fait extraire le plus grand monolithe pour un monument romain à sa gloire. Mais Baltzer & Bisagno sont modestes et plutôt du côté minimaliste dans l’art (interventions réduites qui ne ratent quand même pas leur effet). Leur monolithe, eux l’avaient mis en morceaux, cinq segments en tout, de toute façon, ils l’avaient couché de suite par terre, et au bout il en devint un banc, une suite de sièges : la panchina di Luis Simon (vous aurez reconnu l’anagramme), attendant que des gens viennent s’asseoir dessus.

Avec Baltzer & Bisagno, et retour à notre début, on retrouve aujourd’hui dans Arabesque le côté ludique du geste, mais comme le jeu, l’art n’en est pas moins sérieux ; chez eux, cela revient à ramener les choses, tels les symboles gonflés, à taille plus humaine, et leur donner de la sorte une dimension ou signification sociale. Et par hasard, ou non, comment savoir, les sept (départs de) lignes renvoient au même nombre d’années passées normalement dans l’établissement d’enseignement secondaire en question. Au départ donc, et bon et fructueux cheminement.

Lucien Kayser
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