Théâtre

Histoire de la violence

d'Lëtzebuerger Land du 12.05.2023

À la carabine, texte fort de Pauline Peyrade, dans une juste mise en scène de Fábio Godinho, est encore à l’affiche ce week-end au Théâtre du Centaure. Il en va dans cette pièce radicale du rapport des femmes à la violence, une problématique qui traverse l’œuvre de la jeune autrice française, romancière et dramaturge mais aussi metteure en scène.

Ce texte c’est d’abord l’histoire d’une commande faite par La Colline, le Théâtre national de Strasbourg et la Comédie de Reims. Une pièce écrite pour des jeunes et créée en 2019 dans des lycées avant d’être publiée aux Solitaires Intempestifs (2020). Récompensée du Grand Prix de littérature dramatique 2021 et du Prix Godot 2022, À la carabine parle de manière directe du viol, de ses impacts dévastateurs et du besoin de se faire justice. Le texte est violent, cru, radical… Il s’approprie aussi le langage des jeunes. Cet opus se base sur une histoire vraie, celle d’une fillette de 11 ans agressée sexuellement par un jeune homme qui ne sera pas condamné pour viol mais pour détournement de mineur par le tribunal, la jeune fille ayant été déclarée consentante ! Une double violence donc et une terrible injustice pour cette jeune fille dont Pauline Peyrade a voulu se faire l’écho à travers l’écriture dramatique.

Dans cette courte pièce (moins d’une heure), deux histoires se trament, l’une se déroulant juste avant le viol, l’autre longtemps après. Dans une fête foraine, à un stand de tir à la carabine, une jeune fille vise le gros lot, un grand dauphin. Surgit un ami de son frère, venu d’ailleurs sur les conseils de la mère pour surveiller « la petite ». Très vite, sa présence pèse. Peu à peu, les tableaux se déploient et la tension montera jusqu’à l’horreur.

De manière alternée, une autre histoire se déroule sous nos yeux de spectateurs-témoins : des années plus tard, la jeune fille dévastée, désormais jeune femme, prépare sa vengeance, seule issue possible pour elle. Là encore, on se rapproche petit à petit de l’acte fatal – un retournement de situation (« suce, connard » dit-elle alors qu’elle lui enfonce l’arme dans la bouche) – en assistant à ses entraînements : elle court, elle boxe, elle pose la carabine sur l’épaule, elle arme, tout s’enchaîne méthodiquement.

Si le texte a été écrit pour deux comédiennes « parce que l’enjeu est de se réapproprier ce récit violent et surtout de questionner le rapport des femmes à la violence » dit l’autrice, au Centaure Fábio Godinho a choisi de diriger une fille et un garçon (deux très jeunes comédiens) et leur a laissé toute l’amplitude nécessaire au jeu et à la montée de la tension dramatique. Amal Chtati, toute entière à son personnage – des gestes caractérisés de l’adolescente à la rage de la jeune femme – et Simon Horváth, incarnant dans un jeu plus nuancé un jeune homme ambigu et trouble, se frôlent, se heurtent, se télescopent.

De télescopage, il est aussi question dans le passage d’une histoire à l’autre, d’un temps à l’autre, passage qui se fait sur le mode de la rupture avec quelques éléments sonores et visuels forts, comme ces bruits secs de l’armement de la carabine et ces changements brusques de lumières. Et si on est à la fête foraine, aucun son typique de la fête ne parvient, comme si le lieu était tout à coup isolé et laissait entendre une toute autre musique, beaucoup plus menaçante. Les musiques (électro notamment) et les sons de À la carabine, de la jeune compositrice Nigji Sanges, mettent en relief le récit.

La scénographie épurée de Marco Godinho laisse advenir une atmosphère irréelle et d’une inquiétante étrangeté. Le plateau est investi par un singulier « corps de ballet » formé de ballons gonflés à l’hélium qui semblent flotter et sont en équilibre précaire (au sol partout des éclats de ces « bombes à retardement » voulues par le scénographe). Ils apparaissent tantôt argentés, tantôt dorés, tantôt violets quand ils ne disparaissent pas dans l’obscurité ambiante. Les lumières contrastées et expressives d’Antoine Colla révèlent les personnages dans toutes leurs émotions.

À la carabine de Peyrade/Godinho, un spectacle de l’urgence, qui saisit et interroge.

Il reste des représentations, les 12 et 13 mai à 20h et le 14 mai à 18h30 au Théâtre du Centaure

Karine Sitarz
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