La modernité du cinéma a ceci de paradoxal qu’elle recourt à des sujets traditionnels, puisés le plus souvent dans un fonds constitué de plusieurs siècles de littérature. Traditionnels, car universels : dès lors que les deux pôles que constituent l’amour et la mort traversent toute vie humaine, ces thèmes existentiels sont voués à être déclinés à l’infini. Ainsi en est-il du troisième long-métrage de Noémie Lvovsky programmé cette semaine à la Cinémathèque de Luxembourg, Les Sentiments (2003), dont l’histoire repose sur une intrigue adultérine usée jusqu’à la corde. La séduction qu’exerce cependant ce film tient pour beaucoup à la qualité de ses acteurs – feu Jean-Pierre Bacri, Isabelle Carré, Nathalie Baye, Melvil Poupaud – et à la sensibilité de la cinéaste dont on souligne insuffisamment le talent, la fantaisie, la puissance émotionnelle de chacune de ses créations. Comme ceux de Maurice Pialat ou Arnaud Desplechin, avec lequel Lvovsky a collaboré par deux fois en tant que scénariste (La vie des morts, 1991, La sentinelle, 1992), ses films, intimistes, sont faits dans un matériau profondément humain, parfois même autobiographique, et toujours traité avec une grande délicatesse : l’errance amoureuse (Oublie-moi, 1994), un inoubliable retour en enfance (Camille redouble, 2012), la solitude d’une fillette face à la douce folie d’une mère internée (Demain et tous les autres jours, 2017)... On en ressort à chaque fois le cœur déchiré, le visage inondé de larmes. Miraculeusement apaisé.
Alors que Camille redouble était une sorte de remake de Peggy Sue s’est mariée (1986) de Coppola, Les Sentiments constitue une variation sur La Femme d’à côté (1981) de François Truffaut. Point d’amour fatal ici, comme c’est le cas dans ce dernier film, mais une cohabitation entre proches voisins qui finit par basculer dans l’infidélité. Pourtant, on jurerait que rien ne pourrait s’interposer entre François (Poupaud) et Édith (Carré), les deux jeunes époux qui viennent d’emménager à la campagne. Complices, beaux et heureux, ils forment le couple idéal, un brin publicitaire tellement leur entente semble (trop) parfaite. À l’inverse, Carole (Baye) et Jacques (Bacri), depuis longtemps installés dans le coin, se sont lentement embourbés dans un quotidien monotone. Endormis en cours de route, c’est à peine s’ils se regardent encore : lui passe beaucoup de temps au travail (il est médecin de campagne), tandis qu’elle s’occupe de l’éducation de leurs enfants. L’arrivée de nouveaux voisins représente donc une occasion de briser leurs (mauvaises) habitudes. C’est en tout cas ce que l’on pense en assistant à la complicité naissante entre les deux femmes. Jusqu’à ce que l’on repère la première transgression de Jacques, qui jette un coup d’œil insistant à Édith dès leur présentation...
Mais cette histoire de cœurs croisés, Lvovsky se refuse à l’idéaliser. Si d’un côté elle s’attarde à recueillir le moindre geste d’affection que s’échangent nos amoureux sacrilèges, elle n’hésite pas à montrer de l’autre la désolation qui n’épargne personne une fois le « pot aux roses » découvert. Un basculement traduit dans les habits : aux jupes volages que vêt l’insoucieuse Édith succède, au terme du film, un jean moulant qui vient signifier le retour à un ordre social. On remarque, en outre, que nul nom de famille n’est divulgué : façon de dire l’instabilité, la fragilité de la cellule familiale, laquelle est susceptible de rompre à la moindre expression du désir. Il est ainsi impossible, sinon malaisé, de prendre parti pour l’un ou l’autre sans avoir le cœur qui se resserre. Ultime curiosité bien venue de la mise en scène : un chœur ponctue le récit de chants, accentuant les thèmes de la fable qui se joue et se dérobe sous nos yeux.