Combien d’architecture (sociale) entre les standards et les normes ?

Le bonheur est dans le mètre carré

d'Lëtzebuerger Land du 14.02.2020

Ça ne rigole pas La question que nous posions aux organismes publics de construction de logements abordables était peut-être naïve : Combien de place reste-t-il à la créativité architecturale dans un contexte de standardisation et de pression du marché ? Pour y répondre, Dirk Kintzinger, le directeur adjoint du Fonds, arrive à l’entrevue avec une conceptrice et… une juriste. Tout est dit. On s’était préparé à discuter du Modulor et des Unités d’habitation de Le Corbusier, d’humanisme, d’utopies communautaristes et de rationalisation de l’espace dont l’Homme a besoin pour (bien) vivre, mais il s’avère que construire aujourd’hui, a fortiori pour la main publique, est une question de lois, de normes, de standardisations et de politique.

Car le corpus de textes qui précède le premier trait d’un plan architectural devient de plus en plus épais. Il y a, en premier lieu, les règlements des bâtisses et les plans d’aménagements (généraux et particuliers) des communes. Qui, estime un architecte en off, sont de plus en plus strictes, imposant par exemple une faible densité et des espaces généreux pour exclure que n’arrivent des habitants démunis dans leur commune – « de Räbbi » a-t-il entendu dire, qui se trouverait surtout du côté des locataires. Le réflexe est le même que pour l’accueil des demandeurs de protection internationale. Selon le projet, cela varie entre trente unités d’habitation par hectare, comme pour le projet de la SNHBM à Elmen, en passant par 45 à Junglinster, jusqu’à 160, comme à Esch-sur-Alzette. Où un promoteur privé a demandé de pouvoir réaliser 250 unités par hectare, ce qui lui permettrait bien sûr de maximiser son rendement sur le terrain acquis.

Puis il y a les normes imposées par les règlements des bâtisses locales, pour lesquelles il y a un règlement-type national qui dit ceci : un studio doit faire au moins 35 mètres carrés ; un appartement avec une chambre 45 mètres carrés, dont quinze pour la chambre. Les surfaces minima augmentent avec le nombre de chambres : de 25 à 35 mètres carrés pour l’espace de séjour, quinze pour la première chambre, puis dix mètres carrés pour les suivantes ; entre quatre et huit mètres carrés pour la salle d’eau, un débarras faisant entre un et quatre mètres carrés, plus une cave individuelle de entre trois et cinq mètres carrés. La Ville de Luxembourg impose un minimum de 52 mètres carrés pour un logement et la majorité des communes imposent aussi au moins un, souvent deux places de stationnement par logement, plus des places pour les visiteurs. Ce qui fait que de grands projets de 200 logements impliquent qu’il faut planifier jusqu’à 500 places de stationnement, en souterrain, dans un parking commun ou l’espace public.

Mécanique N’importe quel maître d’ouvrage vous le dira : la relation entre volume construit et prix est mécanique. Le prix se fixe en premier lieu au mètre cube, à partir de là, les finitions ne sont que du charabia. « On se conforme aux normes, et on est contrôlés, explique-t-on au Fonds de logement, sachant qu’on pourrait faire beaucoup plus petit ». Le deuxième grand acteur public, la Société nationale des habitations à bon marché (SNHBM), a des normes assez généreuses, de entre cinquante et soixante mètres carrés pour un logement d’une chambre à maximum 130 mètres carrés pour un appartement à quatre chambres pour la vente (ceux destinés à la location sont un peu plus petits). Avec le temps, affirme son directeur Guy Entringer, la SNHBM a acquis une certaine expérience de la demande et prévoit ainsi entre dix et quinze pour cent de logements à une chambre dans ses projets, entre 60 et 65 pour cent à deux, entre 25 et trente pour cent à trois et moins de cinq pour cent à quatre chambres (à la vente). Le Fonds de logement développe actuellement aussi un projet mixte de maisons unifamiliales à Bridel, allant jusqu’à sept chambres pour de très grandes familles de huit à dix personnes.

Dans son livre sur les « colonies ouvrières » et logements abordables construits au tournant du XXe siècle, l’historienne d’architecture Antoinette Lorang a fait un travail de documentation non seulement architecturale, mais aussi sociologique remarquable. Il y a plus de cent ans déjà, il s’agissait de loger vite et de manière rationnelle beaucoup d’ouvriers venus travailler dans les usines. Ces « colonies » existent encore en partie aujourd’hui dans la Minette, de longues rangées de maisons qui se ressemblent, où la surface habitable était réduite au strict minimum : dix mètres carrés pour le salon, dix pour la cuisine, des chambres a coucher de six mètres carrés pour la plus petite. Les directives du Fonds de logement « pour la conception des ensembles de logements », dont le Land a pu consulter une version, semblent excessivement contraignantes : elles fixent jusqu’au nombre de prises ou le revêtement des sols. Puis il y a aussi les normes de surfaces maximales à respecter pour que les acquéreurs de logements puissent toucher une aide publique au logement ou les locataires une subvention de loyer, les normes sociales – au-dessus de douze ans, un enfant doit avoir sa propre chambre dans le logement social –, les normes énergétiques et d’isolation et bientôt les normes d’inclusion, imposant l’accessibilité aux personnes en situation de handicap. Chacune de ses normes a sa légitimité politique, mais leur somme est de plus en plus coercitive. « Dans un tel contexte, nous devons vraiment arracher la moindre liberté créatrice à un projet de construction », souligne un architecte. Le Fonds de Logement fait des appels à candidatures pour ses projets ; la SNHBM travaille régulièrement avec des architectes pour la phase de conception, mais assure souvent la réalisation avec ses architectes-maison.

Boîtes-à-chaussures Il n’est pas étonnant que, avec ces cahiers des charges extrêmement dirigisters, les architectes se limitent à tous reproduire la même architecture, logement social ou pas. Ce sont ces boîtes-à-chaussures blanches, avec façade isolante imposant sa carrure, peintes en blanc (qui prend la moisissure après quelques semaines), fenêtre carrées et garages à l’entrée. La récompense, aux derniers Architecture Awards organisés par le Luca, d’un projet de logement social et intergénérationnel (Arlette Schneiders dans le quartier de Muhlenbach/Luxembourg) dans la catégorie architecture résidentielle fut aussi un signal de la part de ce jury d’experts : ce n’est pas parce qu’il faut construire vite et beaucoup sur un marché en surchauffe qu’il faut oublier la qualité de vie des futurs occupants.

Car on peut habiter des résidences conçues en hauteur et y jouir d’une excellente qualité de vie. Il suffit de faire un tour à Briey, à quelques kilomètres de la frontière : la Cité radieuse de Le Corbusier y prouve que l’architecture humaniste, qui pense toutes les fonctions de la vie privée et commune, crée aussi du lien. Et que la rationalité ne doit pas forcément exclure la beauté, tout comme la sérialité ne doit pas forcément exclure l’individualisme. Finalement, chacun pourrait avoir autant de prises électriques ou de luminaires qu’il désire. Et dans une société faite à presque cinquante pour cent de non-Luxembourgeois, les modes de vies peuvent différer du standard parents plus deux enfants, deux voitures et un chien.

Bibliographie des livres dont sont issus les plans : Antoinette Lorang : Luxemburgs Arbeiterkolonien und billige Wohnungen 1860-1940 ; Ministère du Logement, 1992 ; ISBN 2-919995-00-6 / Antoinette Lorang : Société nationale des habitations à bon marché – Album du centenaire 1919-2019 ; SNHBM, 2019 ; ISBN 978-99959-0-475-3.

josée hansen
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