La classe moyenne inférieure a vu ses revenus stagner et tombe dans la catégorie en-dessous

Déclassement

d'Lëtzebuerger Land du 15.03.2024

Depuis le 1er mars, l’un des articles les plus consultés sur le média pan-européen Euronews est titré « Où la classe moyenne paie-t-elle les impôts les plus élevés et les plus bas en Europe ? » Le journaliste s’est inspiré d’un article publié en juillet 2023 dans la revue académique allemande EconPol Forum, émanation de l’institut IFO de Münich, sous le titre « Income and Tax Burden of the Middle Class in Europe ».

Pour les résidents luxembourgeois, la lecture du texte paru sur Euronews laisse un sentiment mitigé. D’un côté, ils ont la confirmation que leurs revenus sont, de loin, les plus importants au sein des pays de l’UE. De l’autre, ils constatent que les prélèvements fiscaux sur la classe moyenne, à laquelle appartient, selon Luc Frieden, « la quasi-totalité de la population », sont plutôt élevés par rapport à ceux des autres pays d’Europe. Au Grand-Duché en 2019, le revenu disponible médian s’établissait, tous types de ménages confondus, à 40 824 euros par an. La moitié de la population gagne davantage, l’autre moitié moins. Ce qui place le Luxembourg, et de loin, à la première place européenne. L’écart est considérable avec le pays suivant, le Danemark, où le revenu médian atteint seulement les trois-quarts du niveau luxembourgeois. Ce dernier est supérieur de 80 pour cent à celui de la France, il représente aussi deux fois et demi celui de l’Espagne et près de six fois celui de la Pologne.

Compte tenu des différences de prix entre les pays il est plus pertinent de raisonner en PPA (parité de pouvoir d’achat). Le revenu médian luxembourgeois s’en trouve réduit de 22 pour cent (31 794 euros) et les écarts avec les autres pays diminuent aussi : ainsi celui avec la France n’est plus que de soixante pour cent. Mais il est toujours égal à deux fois la moyenne européenne.

Le calcul du revenu médian permet de définir précisément les contours de la classe moyenne, une notion souvent jugée floue. Selon l’OCDE, elle comprend les ménages dont le revenu se situe entre 75 pour cent et 200 pour cent du revenu médian du pays. Pour le Luxembourg en 2019, ce sont donc les personnes gagnant annuellement entre 30 618 et 81 648 « euros courants ». En raisonnant en PPA, la fourchette est de 23 846 euros à 63 589 euros.

L’article allemand ne donne pas le nombre ou la proportion de ménages situés dans ce créneau, mais d’autres calculs, notamment celui de l’OCDE dans un document de 173 pages intitulé « Under pressure : The Squeezed Middle Class » publié en mai 2019 (sur la base de chiffres de 2016), donnent le chiffre de 65 pour cent. Une estimation faite par l’économiste luxembourgeois Dylan Theis pour le compte du think tank Improof, émanation de la CSL, est un peu plus basse : 61,4 pour cent. On est loin de la « quasi-totalité » de la population évoquée par le Premier ministre et même du « ressenti » des Luxembourgeois qui sont 83 pour cent (selon l’OCDE) à se dire membres de la classe moyenne. Mais, avec plus de soixante pour cent, cela fait quand même un groupe très important. Au-dessus, la classe « aisée » regroupe seulement neuf pour cent de la population.

Une remarque s’impose ici. Par construction l’écart entre la limite inférieure et la limite supérieure est toujours de 1 à 2,67. Mais logiquement, la fourchette exprimée en euros est beaucoup plus large quand le revenu médian est élevé. Ainsi au Luxembourg, l’écart est de 51 000 euros entre la limite inférieure et le seuil le plus élevé (39 800 en PPA) tandis qu’il n’est que de 31 700 euros en Allemagne et de 20 800 euros en Espagne. Toujours selon l’OCDE, la classe moyenne, très vaste, peut être divisée en trois sous-catégories. La classe moyenne inférieure regroupe les ménages ayant un revenu compris entre 75 pour cent et 100 pour cent du revenu médian ; la classe moyenne intermédiaire inclut ceux qui ont un revenu compris entre 100 pour cent et 150 pour cent du revenu médian, et dans la classe moyenne supérieure les ménages ont un revenu compris entre 150 pour cent et 200 pour cent, soit le double, du revenu médian.

Au Luxembourg ces trois catégories sont comprises entre les valeurs suivantes : de 30 618 à 40 824 euros pour la CMInf, de 40 824 à 61 236 euros pour la CMInt et de 61 236 à 81 648 euros pour la CMS. Mais la répartition de la population entre les trois tranches n’est pas fournie. Ce découpage est utile pour certaines analyses comme celle sur le poids de la fiscalité, c’est-à-dire des impôts et des cotisations sociales obligatoires après déduction des prestations reçues par les ménages.

Ce poids diffère selon le niveau du revenu. Selon le principe de la redistribution verticale, il est moins élevé pour la CMInf que pour la CMS. Mais pour un revenu donné, il varie aussi selon la composition du ménage. C’est le principe de la redistribution horizontale. Trois cas ont été retenus, celui des ménages ayant un double revenu égal avec deux enfants, celui des ménages avec un seul revenu et deux enfants et celui des ménages avec une seule personne (single households).

Au Luxembourg comme dans les autres pays de l’UE, ce sont les ménages à double revenu avec deux enfants qui supportent le moins de charge fiscale nette : 9 pour cent chez les membres de la CMInf, 19 pour cent pour ceux de la CMInt et 28 pour cent pour ceux de la CMS. Mais ces taux sont tous supérieurs (de deux à quatre points) à la moyenne européenne et le Luxembourg ne se situe qu’entre la neuvième et la treizième place sur 27 pays, ce qui signifie que selon les profils entre quatorze et dix-huit pays de l’UE ont une fiscalité plus faible. Pour la catégorie des couples avec un seul revenu et deux enfants, le Luxembourg pointe en milieu de classement, avec des taux quasiment identiques à la moyenne européenne (douze pour cent pour la CMInf, 22 pour cent pour la CMInt et 28 pour cent pour la CMS).

C’est pour les ménages d’une seule personne que la note est la plus salée. Les taux de 35 pour cent pour la CMInf, 39 pour cent pour la CMInt et 41 pour cent pour la CMS sont supérieurs de six à onze points aux moyennes européennes. Le Grand-Duché est ici en queue de peloton, avec selon les catégories entre 19 et 22 pays qui ont une fiscalité plus faible.

Dans son rapport de 2019, l’OCDE évoque la diminution, en pourcentage, du nombre de personnes appartenant à la classe moyenne telle qu’elle est calculée à partir du revenu médian. Au Luxembourg la proportion aurait baissé de sept points entre 2022 et 2019. Dans de nombreux pays, les revenus de cette catégorie sociale ont augmenté moins vite que la moyenne générale, et parfois pas du tout. La classe moyenne inférieure, dont les revenus ont stagné serait en quelque sorte « absorbée » par la catégorie située au-dessous des 75 pour cent du revenu médian, qui a bénéficié de la mise en place et/ou de l’augmentation de revenus minimums.

Le ressenti de déclassement est fort : dans un sondage de l’Ifop réalisé en France en 2019, la proportion de personnes se sentant appartenir à la classe moyenne a baissé de douze points, passant de 70 pour cent à 58 pour cent en dix ans. Un sentiment de « prolétarisation » était évoqué par de nombreux répondants. L’évolution des revenus n’est pas seule en cause. La fiscalité y est aussi pour beaucoup. Selon Dylan Theis, le taux d’imposition effectif médian des ménages de la classe moyenne serait passé de 13,2 pour cent en 2002 à 21,4 pour cent en 2019. Les tranches intermédiaires de revenus ont l’impression de ne pas pouvoir accéder aux aides dont bénéficient les plus modestes, ni aux avantages fiscaux des plus aisés. Les « effets de seuil » jouent un rôle délétère au détriment des classes moyennes, dont la situation est devenue plus précaire.

Dans de nombreux pays membres, les classes moyennes ont vu leur capacité d’épargne diminuer et se sont parfois endettées. Leur déstabilisation présente de graves risques sur le plan social et politique, raison pour laquelle les gouvernements leur témoignent un intérêt aussi vif que subit depuis quelques mois. En France, Emmanuel Macron a annoncé mi-janvier, que conformément à une promesse faite en mai 2023, les classes moyennes bénéficieront en 2025 d’une baisse inédite de deux milliards d’euros d’impôts. Au Luxembourg, dans une interview à Paperjam, Luc Frieden estime que « les deux partis -CSV et DP- ont été élus avec l’argument qu’il fallait alléger la charge fiscale des classes moyennes ».

Dans les deux pays l’adaptation des barèmes fiscaux, en particulier pour tenir compte de l’inflation qui s’est accélérée depuis 2022, va dans ce sens. Mais, selon les recommandations de l’OCDE, des mesures plus fortes en termes de réforme de la fiscalité, des cotisations sociales et des transferts sociaux devraient être prises. Dylan Theis a observé qu’au Grand-Duché, les classes moyennes, qui ont diminué de sept points en pourcentage de la population entre 2002 et 2019, ont vu leur part de financement du système fiscal augmenter de plus de six points (passant de 66,4 pour cent à 72,8 pour cent) tandis que les « classes supérieures » - gagnant plus de deux fois le revenu médian- devenues nettement plus nombreuses, ont vu leur contribution baisser de près de neuf points, passant de 33,7 pour cent à 25,1 pour cent. Des mesurettes seraient impuissantes à inverser une telle tendance.

Georges Canto
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