Le musée de l’Orangerie à Paris expose Giorgio De Chirico dans une période très succinte de sa création (1909-1918), marquée par la mythologie, puis la guerre.

Métaphysique surréaliste

d'Lëtzebuerger Land du 30.10.2020

Peintre italien, Giorgio De Chirico (1888-1978) est cependant né en Grèce, à Volos, capitale de la Thessalie et berceau de l’expédition des Argonautes. Tout comme son frère cadet trois années plus tard, Alberto Savinio, écrivain et peintre également. Il n’est dès lors pas étonnant si l’œuvre de Giorgio s’origine dans la mythologie, comme en témoignent les deux œuvres qui ouvrent l’exposition que lui consacre le musée de l’Orangerie à Paris. Exécutées en 1909, Prométhée, comme Le Centaure mourant, reçoivent l’influence d’Arnold Böcklin (1827-1901) et de Max Klinger (1857-1920), auteur d’une série de gravures intitulée Erste Zukunft à laquelle la figure de la seconde toile, renversée sur le dos tel le Marsyas écorché de José de Ribeira, est redevable. D’après l’architecte Dimitrios Pikionis, Chirico a passé de nombreuses heures à étudier les gravures du cabinet des estampes de la Pinacothèque de Munich, ville où sa famille est installée en 1906. Le grattage de la toile avec le dos du pinceau – visible notamment sur les rochers surplombant la créature gisante – se veut imiter la technique de l’eau forte. S’ensuit, pendant deux années (1909-1911), un tour d’Italie : à Florence, Milan, et Rome, où il a ses premières « révélations » métaphysiques, puis à Turin où il séjourne sur les pas affolés de Nietzsche, dont Chirico est alors un fervent lecteur.

C’est à Paris toutefois, où il rejoint sa mère et son frère en 1911, que sa peinture affirme résolument une dimension métaphysique célébrée par l’exposition parisienne, Giorgio de Chirico. La peinture métaphysique. Un qualificatif que l’on doit au poète Guillaume Apollinaire, cet ardent passeur de Modernité qui l’introduira auprès du marchand Paul Guillaume, fondateur de la revue Les Arts de Paris et découvreur de jeunes talents (Modigliani, Soutine, Derain...) dont le musée de l’Orangerie conserve aujourd’’hui la collection. On prend la mesure de cette dimension métaphysique dès les cimaises de la deuxième salle où se dressent La Nostalgie de l’infini et La Récompense du devin (1913). Sous un soleil de plomb, prédominent la solitude des signes et le silence des ombres, que sculptent plus ou moins arbitrairement d’antiques architectures mêlées à des éléments modernes. Une citation du peintre rappelle à nous ce mystère immanent à la physis, à la nature : « Sur la terre, il y a bien plus d’énigmes dans l’ombre d’un homme qui marche au soleil que dans toutes les religions passées, présentes et futures. » S’ils ne se tenaient en un milieu urbain, de tels paysages désertiques évoqueraient par avance les westerns de Sergio Leone.

Sur une des rares horizontales que comptent ses toiles roule au loin un train à vapeur, présence symbolique du père décédé en 1905 qui exerçait le métier d’ingénieur ferroviaire. Dans cet environnement quasiment dépeuplé de vie humaine, l’espace évidé rend sensible la moindre chose : une statue d’Ariane assoupie, un buste de femme, aux côtés desquels cohabitent incongrûment quelques artichauts ou une grappe de bananes (L’Incertitude du poète, 1913). Comme dans les rêves, l’image ne souffre d’aucune contradiction. Tout peut y prendre place sans hiérarchie aucune. Double et gémellité sont ici choses courantes, comme les zones d’ombre et de lumière. Ainsi en est-il de ces Deux Sœurs (1915) réifiées en mannequins ou encore de ce Vaticinateur (1914-1915), figure allégorique de l’artiste dont la vision médiumnique fait l’économie de la vue. D’où les lunettes noires arborées au sein du Portrait (prémonitoire) de Guillaume Apollinaire (1914) décliné à la fois sous la forme d’une ombre et d’une tête de statue, ou les yeux fermés de ce Revenant (1914) qui deviendra la propriété d’André Breton.

Avec l’entrée en guerre de l’Italie en 1915, De Chirico rentre au pays avec l’intention de combattre au sein de l’armée transalpine. Avec son compatriote Carlo Carrà, il sera finalement interné pour troubles nerveux à l’hôpital militaire de Ferrare. Là, au sein d’un monde qui plonge dans la folie meurtrière, débute une peinture du retrait, du repli, où se concentrent en vases clos divers objets ordinaires montés ensemble (cartes géographiques, encadrements, biscuits...). Sur des toiles au format désormais réduit, des fragments de cadres sont empilés les uns sur les autres, dans une violente cacophonie de lignes divergentes qui traduisent le mal-être de l’artiste (La Nostalgie de l’ingénieur, 1916). Ainsi déclare-t-il au sujet de ses tableaux ferrarais : « La ruse la plus profonde qui revient des horizons inexplorés pour fixer dans la métaphysique éternelle, dans la terrible solitude d’un incompréhensible lyrisme, un biscuit, l’angle formé par deux murs, un dessin qui suggère quelque chose de la nature du monde imbécile et insensé qui nous accompagne dans cette vie ténébreuse ». Contrairement aux grandes étendues de ses débuts, l’espace pictural est à présent saturé, sans issue possible sur le monde extérieur, devenu dès lors illusoire. Aux côtés de ses toiles maladives reposent celles de contemporains italiens réalisées à la même époque : de Carrà bien sûr, mais aussi des natures mortes de Giorgio Morandi et un très bel Homme au chapeau (1914) d’Alberto Magnelli. Après quelques toiles exécutées à l’issue de la Grande Guerre, dont de superbes Poissons sacrés (1918-1919) peints à son terme par Chirico, l’exposition s’achève brusquement sur l’année 1918, sans justifier le choix d’une si brève périodisation (1909-1918). Un parti pris malheureusement proche de celui des Surréalistes, qui rejetèrent par la suite sa peinture, au lieu d’essayer de comprendre comment cette peinture métaphysique se renouvelle et traverse les décennies suivantes.

Giorgio de Chirico. La peinture métaphysique, Musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries, Paris. Jusqu’au 14 décembre

Loïc Millot
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