Crime organisé au temps du Covid-19

Exceptionnelle « résilience »

d'Lëtzebuerger Land du 30.10.2020

La Covid-19 a tout bousculé. Les trafiquants de drogue ont adopté la livraison à domicile, des escrocs vendent sur internet des masques jamais livrés, des criminels blanchissent leur argent auprès d’entreprises en difficulté…

« Après avoir été un frein au développement des marchés illicites en raison des politiques de confinement adoptées par la quasi-totalité des pays, la pandémie s’est révélée, grâce à une faculté d’adaptation, un formidable moteur de l’expansion de l’économie illicite », constate Chantal Cutajar, directrice du Collège européen des investigations financières et analyse financière criminelle (CEIFAC). Cet organisme, situé à Strasbourg et financé par des fonds européens, a résumé, le 14 octobre, la façon dont le crime organisé prospère sur la crise sanitaire et ses conséquences économiques. Au cours d’une conférence dans la capitale alsacienne, des membres d’Interpol, d’Europol, de Tracfin et un sociologue ont décrit l’opportunisme dont fait preuve la grande délinquance face à la situation inédite créée par la Covid-19.

Mais de quoi parle-t-on précisément quand on évoque la criminalité organisée ? « C’est un groupe d’au moins trois personnes, structuré sur une période de temps relativement étendue et dont le but est de commettre un délit grave, puni d’au moins quatre ans d’emprisonnement, afin d’obtenir directement ou indirectement un avantage matériel ou financier », explique Olivier Chainet, spécialiste de la lutte contre le blanchiment d’argent à Europol, précisant que cette définition fait autorité dans la plupart des pays. L’agence européenne de police criminelle recense 5 000 de ces groupes en Europe, dont sept sur dix « ont une dimension internationale ». La nature tentaculaire des mafias italiennes ou des triades chinoises fait exception parmi une multitude d’organisations de taille plus modeste ou moins médiatisées.

Une fois ce constat posé, il convient de réfléchir à ce qu’est la Covid-19 : « C’est une maladie virulente et mortelle dans certains cas, pour laquelle il n’existe pour l’heure ni vaccin, ni remède. Son origine n’est pas établie avec certitude et son évolution n’a pu être enrayée que par des mesures drastiques. Cela donne un joli cocktail qui alimente les peurs et les fantasmes. Et vous avez des gens qui, pour certains, se sont retrouvés seuls chez eux pendant deux mois, sans lien familial ou amical, et ont succombé aux multiples sirènes d’internet », analyse un enquêteur de Tracfin, la Cellule de renseignement financier (CRF) rattachée au ministère français des Finances.

Au Luxembourg, ce « joli cocktail » a donné lieu à des arnaques des plus classiques. Le 31 mars, en plein confinement, c’est le site internet de l’ambassade des États-Unis qui mettait en garde contre des individus opérant autour de Capellen, Mamer et Holzem, proposant à des personnes âgées de désinfecter leur domicile à des tarifs exorbitants. Des escroqueries sur internet ont aussi visé le Grand-Duché, comme des dizaines d’autres pays. Un mail dans lequel apparaissait frauduleusement le logo de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) appelait aux dons pour lutter contre la pandémie. Un autre mail, toujours siglé OMS, proposait de consulter une carte interactive sur la présence du virus. Cette carte dissimulait un malware permettant aux escrocs de pirater les données des victimes, comme les codes d’accès aux comptes bancaires.

De janvier à avril, Interpol a dénombré 907 000 messages non sollicités et 48 000 pages internet malveillantes avec des messages soulignant le caractère urgent et tragique de la pandémie. Comme l’attestent les profits exceptionnels engrangés par les Gafa pendant cette période, des centaines de millions de personnes confinées dans le monde ont passé beaucoup plus de temps sur internet qu’à l’accoutumée. Un vivier inépuisable de victimes potentielles pour les délinquants. La fréquentation du darkweb a également connu une forte hausse avec l’achat de stupéfiants en ligne et une augmentation des échanges de matériel pédopornographique.

« Il n’y a pas de nouveauté dans les modes opératoires, on est sur une permanence des méthodes de fraude et de la criminalité organisée, il y a juste un effet d’opportunisme et d’aubaine », constate l’enquêteur de Tracfin.

D’abord ralentis dans leur business, les trafiquants de drogue ont profité de la précarité des travailleurs de la livraison à domicile pour leur faire convoyer des stupéfiants. Alors que le monde entier était assigné à domicile, les livreurs de repas circulaient librement sur leurs vélos et certains y ont parfois trouvé un moyen d’augmenter leurs modestes revenus. Des interpellations ont eu lieu dans plusieurs pays. Mais pas au Luxembourg : « Pendant le confinement, il a été constaté qu’il y avait moins de stupéfiants en circulation. En conséquence, la qualité du produit a diminué et les prix ont augmenté. La demande était supérieure à l’offre car les trafiquants de drogue avaient des difficultés à faire parvenir leurs marchandises au Luxembourg en raison des frontières partiellement fermées. Il n’a pas été possible d’établir que des services de livraison se soient développés », précise la police grand-ducale au Land.

Ailleurs, la Covid-19 a généré des violences entre bandes rivales de dealers. A Strasbourg, par exemple, les tentatives d’homicide ont augmenté de vingt pour cent durant le confinement en raison de ces logiques de conquête de territoires.

Les délits les plus sophistiqués ont néanmoins visé les gouvernements, établissements publics et entreprises. Les cas les plus pernicieux sont ceux ayant ciblé les hôpitaux au moment où ils étaient submergés. En mars, en République tchèque, un hôpital a été victime d’un « rançongiciel » l’obligeant à rediriger les malades vers d’autres hôpitaux, à annuler des opérations urgentes et à fermer sa maternité et son service pédiatrique. Dans ces affaires, la rançon exigée par les hackeurs pour mettre fin à leurs forfaits correspondait assez précisément au préjudice qu’ils pouvaient occasionner, note Interpol. « Ces attaques contre les infrastructures de santé pendant la crise sont particulièrement menaçantes et comportent des risques réels », déplore Olivier Chainet, l’agent d’Europol.

La pénurie de masques, de gel hydro-alcoolique et de médicaments antiviraux au printemps a ouvert un boulevard au crime organisé. Dès le 2 mars, l’opération « Pangea XIII » a mobilisé, sous l’égide d’Interpol, 90 pays dans la chasse aux contrefaçons. Plus de 48 000 colis ont été saisis et 121 personnes arrêtées en une semaine. Ces marchandises étaient vendues sur internet et incluaient de la chloroquine.

Pendant que des diplomates américains écumaient les tarmacs des aéroports chinois et raflaient, à coup de surenchères, les stocks de masques destinés à l’exportation, des organisations criminelles se reconvertissaient en fournisseurs virtuels de ces produits. En Allemagne, une entreprise mandatée par le gouvernement pour l’achat de masques a ainsi été délestée de 2,3 millions d’euros dans une affaire associant adresses mails piratées, avances de fonds et blanchiment. Flairant l’arnaque, les dirigeants de la société ont rapidement alerté leur banque pour bloquer les avances versées sur des comptes en Irlande et aux Pays-Bas. Grâce à la coopération internationale, les acomptes ont été récupérés et plusieurs personnes arrêtées en Europe et au Nigeria, pays où se trouvaient les cerveaux de l’opération.

Ce cas n’est pas isolé, rapporte Alexander Resch, d’Interpol, citant des « escroqueries par défaut de livraison », ayant toutes en commun la multiplication de comptes bancaires domiciliés dans plusieurs pays. En trois ou quatre jours, les fonds sont virés d’Espagne vers la Hongrie, la Pologne, l’Allemagne, les Pays-Bas, etc. Le but est de brouiller les pistes menant au bénéficiaire final du larcin. « Cela montre que l’argent ne reste jamais longtemps sur les comptes et, surtout, qu’il faut agir vite et qu’on ne peut pas arrêter les enquêtes aux frontières de chaque pays », soutient Alexander Resch. Il insiste sur la nécessité de renforcer la coopération internationale et d’échanger rapidement les informations entre les Cellules de renseignement financier (CRF) dont sont dotés la quasi-totalité des pays dans le monde.

« L’argent du crime organisé est comme l’ADN dans un crime de sang », soutient Chantal Cutajar, la directrice du CEIFAC. « Les enquêtes financières sont le meilleur moyen de lutter contre ces groupes car elles retracent les flux d’argent, mettent en évidence les liens entre les personnes impliquées, fournissent des documents servant de preuves et permettent finalement de saisir les avoirs et biens des criminels », explique-t-elle au Land, en marge de la conférence du 14 octobre.

Les banques jouent un rôle de premier plan dans ce dispositif car il leur appartient de déclarer les opérations suspectes aux CRF. Au Luxembourg, le nombre de déclarations émanant des établissements financiers « a été plus élevé pendant la crise », confirme Max Braun, directeur de la CRF luxembourgeoise. « Dans un premier temps, elles étaient liées à la vente de gel hydro-alcoolique, ensuite de masques et en dernier lieu de médicaments. Il s’agissait de produits contrefaits ou qui n’ont jamais été livrés. Nous avons beaucoup travaillé avec les professionnels de la place financière pour obtenir les informations rapidement et la coopération internationale a été de qualité. » Résultat : les fonds liés à ces escroqueries ont tous été interceptés.

En 2019, plus de 57 millions d’euros suspectés d’appartenir au crime organisé ont été bloqués au Luxembourg. Dans le cadre de la crise sanitaire, les sommes bloquées sont jusqu’à présent modestes, « cela tourne souvent autour de 50 000 euros », précise Max Braun. Ces dernières années la CRF luxembourgeoise s’est arrogée une expertise reconnue dans la lutte contre les « escroqueries au président », également appelées « fraudes aux faux ordres de virement ». Celles-ci peuvent revêtir diverses formes, comme de pousser le comptable d’une entreprise ou un salarié proche du patron à effectuer un virement bancaire en usurpant l’identité de ce dernier. Parfois, c’est le patron lui-même qui est abusé et ordonne un virement vers des comptes détenus par des criminels. Ces fraudes prospèrent depuis le début de la crise sanitaire.

Les grandes places financières sont plus exposées au blanchiment, juge Chantal Cutajar. Circonstance aggravante, les directives anti-blanchiment sur lesquelles reposent la lutte contre l’argent sale dans l’Union européenne « ne sont pas toujours transposées de façon suffisante par certains États membres », au nombre desquels elle cite le Luxembourg. Pour la directrice du CEIFAC, l’obstacle est politique : « La Commission européenne fait régulièrement des propositions fortes, mais elles sont souvent rejetées par le Conseil des chefs d’État et de gouvernement. Cela fait trente ans que nous avons identifié le problème : les sociétés écrans. Nous savons qu’elles ne servent qu’à contourner les obligations légales. Il faut les interdire. »

Max Braun s’inscrit en faux par rapport à cette affirmation, estimant que ces sociétés ne posent pas problème si elles sont bien règlementées. « L’instauration, il y a deux ans, d’un registre des bénéficiaires effectifs freine leur usage frauduleux. Ouvrir un compte à travers des sociétés écrans n’est plus si simple », argumente-t-il. Sachant qu’un bénéficiaire effectif doit être déclaré dès lors qu’il contrôle au moins 25 pour cent de l’entreprise, le directeur de la CRF reconnaît cependant que ce cadre peut être contourné en fractionnant de manière fictive le capital de la société. « Certains abusent de ces dispositions », concède le directeur de la CRF, se prévalant des formations dispensées aux professionnels du secteur financier afin qu’ils vérifient la validité des structures.

Le Luxembourg, à l’image des Pays-Bas ou du Royaume-Uni, est souvent cité parmi les pays européens entravant l’adoption de mesures anti-blanchiment plus efficaces. Ces pays ne veulent pas nécessairement encourager le recyclage d’argent criminel mais protéger un modèle économique dans lequel les sociétés écrans servent également aux multinationales pour minimiser leurs impôts. Blanchiment et évasion fiscale s’appuient sur des montages parfois proches.

« Politiquement, il faut prendre conscience de l’imbrication du crime organisé dans le système financier », insiste Chantal Cutajar : « Les politiques doivent comprendre comment leurs décisions peuvent servir le crime organisé. En 2008, au plus fort de la crise, la sphère financière s’est ouverte à la criminalité organisée. Pour les criminels, le but est de générer suffisamment d’argent pour acheter la décision politique. Le crime organisé est un poison pour la démocratie qu’il déconstruit en favorisant la corruption à l’échelle planétaire », prévient la directrice du CEIFAC.

Au Luxembourg, les autorités n’ont pas, à ce jour, connaissance d’injection d’argent criminel dans des sociétés mises à mal par la pandémie. Mais c’est déjà le cas dans d’autres pays, comme l’Italie, où le crime organisé accorde des prêts ou rachète des parts d’entreprises en difficulté. Cela touche aussi bien les petites entreprises que les grands groupes.

Autre phénomène inquiétant constaté ces derniers mois : le rapprochement entre criminels et terroristes. « Il s’agit en principe d’organisations très différenciées. On savait qu’il y avait déjà des liens, mais le Covid-19 les a accentuées. Immigration clandestine, trafic d’armes et de drogue sont des terrains de coopération entre criminalité et terrorisme », avertit Olivier Chainet, d’Europol. C’est incontestable, le crime organisé est « résilient » face à la pandémie.

Fabien Grasser
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