Cinémasteak

Le sentiment de l’Histoire

d'Lëtzebuerger Land du 14.02.2020

Dès son ouverture opératique sont exposés les tensions et les principaux thèmes de Senso (1954), cette fresque mélodramatique signée du maestro Luchino Visconti. Le mariage de Manrico et Leonora, interrompu par l’irruption du fatum au terme du troisième acte du Trouvère, appelle inévitablement l’amour contrarié de la comtesse Livia Serpieri, qui contemple le spectacle depuis les splendeurs de sa loge. En 1866, à Venise, les passions amoureuses et les convulsions de l’Histoire sont intimement liées, sur scène comme parmi le public. À voir les spectateurs assistant à la représentation, on comprend que la disposition hiérarchisée des places à la Fenice vient reproduire la situation politique de la Vénétie, alors sous occupation autrichienne. Là où l’uniforme blanc des militaires règne sur le parterre et les loges, les derniers balcons arborent les vestons gris et noir de la population locale. Le choix de Verdi contient en puissance le feu de la révolte qui balaiera cette architecture du pouvoir. Le nom du compositeur italien y devenait un appel à l’unification italienne, l’acronyme Vittorio Emanuele Re d’Italia (V.E.R.D.I.) désignant le roi investi dans cette conquête nationale. Cette toile historique est reconstituée à travers le point de vue de la princesse Serpieri, qui commente en voix-off son propre récit, intimant une relation personnelle avec le spectateur, auquel elle confie tant ses espoirs que ses revers sentimentaux. Cruelle est en effet l’histoire de la belle aristocrate incarnée par Alida Valli, actrice connue notamment pour ses yeux bleus perçants. Aveuglément éprise du lieutenant autrichien Franz Malher, un homme à femmes aussi séduisant que manipulateur, la princesse sombre peu à peu dans une relation avilissante, perdant son argent, son honneur comme ses convictions politiques. Car la jeune femme est l’objet d’un jeu, d’une ruse qu’elle ne parviendra à démasquer que tardivement, lorsqu’elle finira à terre, humiliée par ce faux prince charmant. Son nom de famille, Serpieri, évoque irrésistiblement à l’oreille le terme français de « serpillière ». Seule la force irrationnelle de l’amour peut justifier à ce point la révolution d’un être. Proche de son cousin Ussoni (Massimo Girotti), ardent partisan de l’unification italienne, la comtesse soutenait elle-aussi le Risorgimento. Mais c’était avant sa rencontre avec le beau Franz...

On se souvient de la formule de Flaubert déclarant : « Madame Bovary, c’est moi ! ». Par l’intermédiaire de la comtesse Serpieri, c’est aussi bien son autoportrait que dresse Visconti dans Senso. Pas seulement pour sa condition aristocratique et son amour de l’opéra, mais aussi pour la fascination exercée par l’acteur américain jouant le rôle de Franz, Farley Granger. Le cinéaste homosexuel magnifie le corps du bel étranger, dote ses gestes d’une grâce maniériste. La vie de garnison, comme le montrent certaines séquences, se prête bien à la camaraderie virile. Le drame de la comtesse – celui de se trouver finalement seule à aimer – fut aussi celui du richissime metteur en scène. Difficile de ne pas voir en Franz, ce parfait gigolo intéressé, un autre Autrichien, véritable celui-ci, en la personne d’Helmut Berger, amant de Visconti devenu depuis célèbre courtisan d’aristos. C’est aussi ce rôle qu’on lui fit endosser dans Violence et Passion (1974) ou dans The Romantic Englishwoman (1975), de Joseph Losey.

Senso de Luchino Visconti (1954, Italie, vostf, 123 mn.) sera projeté le dimanche 16 février à 20h30, Cinémathèque de la Ville de Luxembourg, place du Théâtre

Loïc Millot
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