Les troisièmes assises culturelles se sont tenues lundi. Un exercice difficile dans la forme comme dans le fond

Le KEP reste le cap

d'Lëtzebuerger Land du 30.10.2020

À Bruxelles, les théâtres, les musées et les salles de concert ont à nouveau fermé leurs portes, au moins pour un mois. À Paris et dans de nombreuses villes de France, les programmateurs s’escriment à trouver des astuces pour faire venir leur public assez tôt, avant le couvre-feu de 21 heures. Et au Luxembourg ? Il serait illusoire de penser que la nouvelle vague d’infections au Covid-19 ne touche pas le secteur de la culture. Si, pour l’heure, le couvre-feu de 23 heures ne devrait pas trop perturber les spectacles, la jauge de cent personnes par salle va affecter plusieurs institutions qui se réjouissaient de revoir leur spectateurs (masqués) remplir leurs rangs et les ateliers ou visites guidées auront bien du mal à se maintenir pour des groupes de quatre. Ces préoccupations étaient bien évidemment dans toutes les têtes des participants aux troisièmes assises culturelles dès avant les annonces que la ministre de la Culture Sam Tanson (Déi Gréng) a lâchées à son retour du conseil de gouvernement. La salle de la Philharmonie était évidemment clairsemée puisque seules cent personnes (encore une fois, masquées) y étaient admises ; les autres (700 personnes selon le ministère de la Culture) ont pu suivre en streaming, avec ou sans traduction en français, et même poser des questions en ligne. C’est mieux que rien, mais la distance et le digital ont bien du mal à remplir les mêmes fonctions et le même enthousiasme que le live. Voilà pour la forme.

Pour le fond, les assises, c’est d’abord une émanation et une volonté du plan de développement culturel – en court, KEP pour Kulturentwécklungsplang — et il était donc l’heure d’en tirer un premier bilan. C’est-à-dire de « porter un regard critique sur notre travail pour savoir quel cap suivre à l’avenir », selon les mots de la ministre. Avec des graphiques très business et insistant sur la transparence de la communication, Jo Kox a fait valoir que « huit des 62 recommandations ont été entièrement mises en œuvre et 44 mesures sont actuellement en cours d’élaboration ». Le coordinateur de la mise en œuvre du KEP a bien admis que certains aspects ont pris du retard, mais que d’autres, poussés par l’urgence du confinement et de ses conséquences, ont été accélérés, comme la TVA super réduite ou la révision du statut de l’artiste. Il a également mis en avant la flexibilité et la durabilité du KEP qui voit ses recommandations évoluer au fil des besoins, des urgences ou des constats de manques. « Aujourd’hui, le KEP a mis l’accent sur les artistes eux-mêmes. Il conviendra de réfléchir comment le développement des institutions pourra être intégré dans un deuxième KEP. La date de 2028 n’est pas une fin en soi, le travail se prolongera par la suite. »

Mais le moment le plus intéressant de ces assises aura été la table ronde animée par Samuel Hamen qui affichait l’ambition de faire le point sur les conséquences, de la crise sanitaire pour le secteur culturel. Moins policé qu’à l’ordinaire, le débat est passé des constats de crise à une question bien plus cruciale : c’est quoi un artiste ? Question qui fait écho aux critères mis en œuvre dans l’adaptation de la loi sur le statut de l’artiste prévue dans les mois à venir. Car la crise a donné à chacun le temps de penser et de remettre en question non seulement sa pratique, mais son rapport à la création, au public et aux institutions. Ainsi, le plasticien et musicien Filip Markiewicz constate que « la vie de l’artiste se situe par définition dans une zone à risque, avec ou sans pandémie » et s’interroge sur son avenir : « Je me demande chaque semaine de quoi sera fait le lendemain. Je continue à créer, mais je ne sais pas combien de temps ce sera possible. » La danseuse et chorégraphe Simone Mousset abonde dans le même sens en estimant qu’elle « ne sait pas ce que le futur va nous apporter ». C’est elle aussi qui regrette qu’il n’y ait pas plus de place pour le dialogue, l’échange, l’humanisme car « on doit toujours penser à la création suivante et travailler à un rythme frénétique ». Pour la metteure en scène Anne Simon, cette course à la production mène les artistes dans le mur : « On a foncé pour créer, pour remplir le vide pendant le confinement. On travaille sur des petites formes, plus faciles et plus légères, pour avoir une activité, mais il ne faudrait pas que ça devienne la norme, que l’on devienne des amuseurs ou des décorateurs. Les artistes doivent être autre chose, pouvoir tendre un miroir à la société, s’écarter de la facilité. »

Vient ainsi la question de la rémunération de l’artiste qui « est moins bien payé que le directeur de l’institution qui le programme, ce qui interroge la valeur de chacun » (Simone Mousset) et qui « devrait pouvoir être considéré en dehors d’un projet, d’un produit ou d’une création », comme l’espère Anne Simon. Marc Rettel de Reading Luxembourg lui emboîte le pas en suggérant des bourses à long terme comme il en existe en Norvège et Marc Nickts, gérant de la Sacem, détaille avoir créé un programme d’aide pour les musiciens en leur versant des avances sur leurs droits d’auteur. Cependant, avances et aides ne remplacent une réelle perspective de vivre de son travail artistique et des questions structurelles restent en suspens. C’est dans ce contexte que Filip Markiewicz souligne l’absence d’école d’art, de formation critique, de débat analytique et d’éducation culturelle au Luxembourg. Il fustige l’emploi d’un vocabulaire « néo-libéral, issu du marché » qui intime les artistes à être des « managers », pour « développer leur carrière », « faire de l’export », « suivre des keynotes ».

L’importance et la reconnaissance de la culture dans son rôle social devraient être mieux valorisées et le rapport entre les artistes et les institutions devrait trouver un meilleur équilibre, plaide Odile Simon, directrice du centre culturel régional Cube 521 : sans les artistes, rien à programmer, mais sans les lieux de monstration, pas de public pour les artistes. Cet éternel débat entre la poule et l’œuf n’a pas trouvé d’issue pendant la crise d’autant que la diffusion numérique a montré ses limites. « Nous avons mis en place une offre numérique importante, mais elle n’a quasiment pas été utilisée par le public », relate Michel Polfer, directeur du Musée national d’histoire et d’art, qui a vu la fréquentation de son musée chuter de plus de 75 pour cent. Mais au-delà de cet échec, c’est la nature-même du musée qui est mise à rude épreuve par cette interface virtuelle : « Le cœur de notre métier est justement de montrer des œuvres originales. » Pour tous, l’expérience directe, le contact avec les spectateurs, les rencontres de vernissage, les applaudissements... ne peuvent pas se vivre dans le numérique.

Artistes comme institutions se heurtent aux problèmes de mobilité. Les uns ne peuvent pas exporter le travail, les autres ne peuvent pas faire venir des créateurs étrangers. Le soutien à la création et au développement de projets doivent donc être une priorité – « si on n’a pas de création ici, on n’a rien à exporter », disait prosaïquement Marc Rettel – et c’est un des axes que veut mettre en avant l’Arts Council désormais appelé Kultur:LX, dont on a un peu vite dit qu’il s’agissait seulement d’un bureau export. Ce vieux serpent de mer – ça fait au moins dix ans qu’on en parle – a connu un coup d’accélérateur cet été avec la création de l’ASBL de préfiguration qui est en train de recruter son coordinateur supposé prendre poste en début 2021, avant de mettre en place une équipe. Le cap des prochaines étapes a été fixé avec l’intégration progressive des programmes existants (music:LX, Reading Luxembourg, aides à la mobilité du Fonds culturel national, Trois-CL), l’équilibrage des différents secteurs et l’évaluation des pratiques. « La continuité des aides et programmes existants, le travail en coopération avec les artistes et institutions et l’assurance que la part principale du budget ira réellement aux artistes, sont les axes que nous voulons défendre », met en avant Catherine Decker du ministère de la Culture et présidente du conseil d’administration de l’ASBL. Six secteurs ont été déterminés (architecture et design, musique, spectacle vivant, littérature, arts visuels et audiovisuels, arts multimédias et numériques) où des comités de sélection seront à l’œuvre pour choisir les projets. Alors que le conseil d’administration comprend onze membres, dont six issus des ministères et seulement cinq du secteur culturel, les comités de sélection ne seront composés que d’acteurs du secteur et se verront imposer une rotation. « Un code de déontologie sera mis en place comme garde fou pour éviter toute immixtion de la politique dans les décisions de soutien », assure Catherine Decker vis-à-vis du Land. Les espoirs sont élevés et l’impatience grandit à un moment où, plus que jamais, le besoin de culture et d’art se fait ressentir. ●

France Clarinval
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