Le projet de loi sur la lutte contre la corruption est prêt pour le vote. Le texte est minimaliste face aux recommandations internationales

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d'Lëtzebuerger Land du 20.01.2011

Dans ce dossier aussi, il aura fallu un coup de pouce de l’extérieur pour faire bouger le gouvernement en matière de lutte contre la corruption. Et ce n’est certainement pas un hasard si le vote au parlement se fera quelques semaines avant le passage d’une délégation de l’OCDE, l’Organisation de coopération et de développement économiques, chargée d’évaluer le Luxembourg dans ce domaine. 

Cependant, il ne faudra pas s’attendre à de grandes révélations, même si le projet de loi permet d’avancer un peu, comme le soutient Yann Baden, le président de l’Association pour la promotion de la transparence (APPT), l’antenne de Transparency International pour le Luxembourg. Optimiste, il préfère parler d’une première étape dans la lutte contre la corruption et espère que le gouvernement ne prendra pas trop longtemps pour réaménager certains points.

Déjà qu’il n’y a pas eu unanimité pour reconnaître la nécessité de légiférer en la matière – c’était en tout cas l’avis de la Chambre de commerce et de la Chambre des métiers (d’Land du 15 octobre 2010) – et le Conseil d’État a lui aussi trouvé parmoments qu’il ne fallait pas pousser le bouchon trop loin.

D’abord, le projet de loi introduit la protection des donneurs d’alerte (whistleblowers) dans le Code du travail. Un fonctionnaire ou employé privé qui dénonce un fait de corruption à son supérieur hiérarchique ou à la justice ne peut pas être licencié pour ce motif-là. Ce qui ne signifie pas l’immunité pour d’autres faits ou fautes graves. Il devra donc raisonnablement s’attendre à ce qu’on le garde à l’oeil dans chacun de ses mouvements. Or, il n’est pas protégé par cette disposition s’il s’adresse à l’APPT ou à la presse, ce qui est une grave lacune du texte, aux yeux de Yann Baden, qui souhaiterait que la protection contre le licenciement ne dépende pas de la qualité de la personne à laquelle il s’adresse. Sur ce point, le législateur a sans doute voulu se limiter au principe du « rien que la directive » en choisissant l’approche minimaliste de transposition d’un texte européen.

Toujours est-il que dans la pratique, la garantie du secret des sources journalistiques continue à être un bouclier plus efficace que ne l’est la nouvelle disposition concernant la protection contre le licenciement. De son côté, l’APPT obtiendra un agrément gouvernemental qui lui permettra d’exercer les droits reconnus à lapartie civile, de partager son savoir-faire avec le donneur d’alerte qui a été témoin de malversations et de le soutenir dans ses démarches de dénoncer un fait de corruption. Le Conseil d’État estimait en revanche que, comme il ne s’agit que d’infractions dans le domaine économique ou financier qui portent avant tout préjudiceàdes concurrents, les infractions visées n’étaient pas si graves qu’il faudrait permettre à des associations d’ester en justice. Les députés de la Commission juridique n’ont pas retenu cet argument et maintiennent dans leur rapport final « que les faits de corruption constituent des infractions graves touchant aux intérêts collectifs ».

Selon les estimations de la Banque mondiale, sept pour cent du Produit intérieur brut des pays partent en fumée à cause de la corruption. Difficile de dire où se situe le Luxembourg, mais même s’il ne s’agissait que de quelques pour cents du PIB, les sommes seraient impressionnantes. Pour Yann Baden, il ne peut y avoir libre concurrence dans un contexte dans lequel les entreprises privées se livrent une surenchère pour obtenir des commandes. Et le prix des pots-de-vin et autres cadeaux en nature se répercute forcément dans l’addition, réglée au final par les contribuables. Donc sans malversations, pas d’augmentation des impôts et un meilleur rendement en termes de qualité-prix.

L’équation est simple, mais sur le terrain, la réalité est tout autre. Que répondre à l’employé qui déclare qu’avec tout ce qu’il a pu voir pendant sa carrière, il considère son salaire comme étant « le prix du silence » ? Ou au patron d’entreprise qui ne veut dénoncer l’appétit de certains adjudicateurs par crainte d’être écarté systématiquement des marchés publics ? Comment réagir à l’allégation que la corruption est le seul moyen pragmatique de faire bouger un pays sur-réglementé ? C’est une déclaration de faillite de l’État. « La corruption ne peut être la solution au problème, maintient Yann Baden, ce serait ouvrir la boîte de Pandore. » La meilleure réponse à la réglementation à outrance est la simplification administrative, un travail auquel le Premier ministre Jean-Claude Juncker avait déclaré il y a plusieurs années qu’il allait s’atteler en personne. Mais le coeur n’y était pas vraiment, car le dossier n’avance qu’à petits pas, faute de personnel et de moyens. Une question de volonté politique, donc.

Tout comme la promesse du ministre de la Fonction publique de l’époque, Claude Wiseler, d’élaborer un Code de conduite en matière de corruption qui permettrait au moins de fixer des règles, de déterminer jusqu’à quel point un fonctionnaire peut accepter des « preuves de reconnaissance » sans tomber dans le piège des malversations. On attend toujours des guide-lines.

Un autre sujet brûlant est le droit des faillites et plus exactement le déroulement des enchères publiques. « Cette législation date du Code Napoléon et doit être réformée de toute urgence, insiste Yann Baden, avocat de profession et nommé parfois curateur, le flou de cette législation ouvre la porte aux abus, surtout que les montants en jeu sont parfois très importants. Personne n’en connaît exactement les règles, il n’y a pas de transparence possible dans ce domaine. » Plutôt que de s’attaquer aux racines du malaise, le législateur préfère maintenant étendre l’obligation de dénoncer aux salariés des établissements publics et des sociétés privées qui sont mandatées par les pouvoirs publics.

Jusqu’ici, seuls les fonctionnaires étaient obligés « à dénoncer au procureur d’État les crimes et les délits dont ils acquièrent connaissance dans l’exercice de leurs fonctions ». Avec le succès que l’on connaît, à en juger le nombre de procès, le niveau de corruption au grand-duché s’apparente au taux zéro. Il sera donc intéressant de voir si la nouvelle protection contre le licenciement pourra persuader de tirer la sonnette d’alarme. Rien n’est moins sûr, car à côté de l’aspect carrière, il y a les pressions qui touchent la vie privée et les conséquences sociales que les membres de la famille du dénonciateur peuvent avoir à subir également. Parfois, la prise de conscience peut avoir un certain retard à l’allumage et il se peut que les dénonciateurs potentiels se soient eux-mêmes retrouvés dans une situation où ils ont accepté des faveurs.

« Souvent, les gens ne dénoncent pas du premier coup, quand ils découvrent ce qui se trame, explique Yann Baden, et ils se trouvent embarqués dans la galère. » Et comme le Luxembourg ne connaît pas de rémission de peine systématique pour celui qui a témoigné, la motivation pour donner un coup de sifflet n’est pas évidente.

C’est une question de culture et de mentalités. La transparence est la clé de l’énigme, mais comme au Luxembourg, tout ce qui n’est pas formellement officiel demeure confidentiel, il s’agit d’un travail de longue haleine. Dans les pays scandinaves, c’est tout le contraire : tout ce qui n’est pas formellement déclaré confidentiel est accessible au public. Ce qui est aussi une des raisons pour lesquelles ces pays sont apparemment moins touchés par la corruption.

« Pourquoi les politiciens, qui sont quand même les mandataires de la population, ont-ils toujours le réflexe de cacher tout ce qui touche au processus de décision ? » lance Yann Baden, qui se montre d’ailleurs pessimiste quant à la promesse des députés de publier le registre de leurs prises d’intérêts sur internet. C’est la question à cinq francs. Lors de la réception de nouvel an pour la presse, le Premier ministre Jean-Claude Juncker a réitéré son refus formel d’accorder un droit à l’information aux journalistes. 

Un point c’est tout. « Les responsables politiques dissimulent beaucoup, répète Yann Baden, c’est un problème culturel. La population est d’avis que cet état des choses est tout à fait normal et a tendance à ne pas poser de questions. » Ce constat vaut d’ailleurs pour tous les domaines, pas seulement la politique.

anne heniqui
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