Krecké, Carine: Retour au point de non-retour

On the Road

d'Lëtzebuerger Land du 05.02.2009

La surprise du concours littéraire national de 2008, qui récompensait une chronique de voyage et dont le deuxième prix a été attribué à Georges Hausemer (d’Land, 30.01.2009), est clairement le livre de Carine Krecké, Retour au point de non-retour

Relativement peu connu au Luxem­bourg, Carine Krecké, née en 1965, est une artiste indépendante travaillant avant tout comme chercheure (elle détient deux doctorats : en sciences économiques et en Arts et Lettres) et comme photographe. Elle a participé (parfois avec sa sœur jumelle Elisabeth : il arrive que les deux sœurs exposent ensemble, en tant qu’un artiste), à plusieurs expositions internationales, dont le Mois européen de la photographie en 2006, Paris-Photo 2007 ou encore le Pingyao Photo Festival 2008. Elle est également l’au­teure de plusieurs articles et de contributions à des ouvrages collectifs dans les domaines de la théorie l’art ou de la philosophie des sciences so­ciales. En 2006, elle a obtenu le troisième prix du concours national de littérature pour sa pièce de théâtre intitulée Rien à dire.

D’où donc le sujet de son livre : une femme (l’auteure elle-même ?) décide de parcourir en voiture, et toute seule, les États-Unis, de New York à Los Angeles, sur les traces du photographe Robert Frank et de son œuvre la plus connue, Les Américains, une série de 83 photos prises entre 1955 et 1956 lors d’un semblable voyage. Retour au point de non-retour est écrit à la manière d’un journal, d’un carnet de voyage, précisant, à la première personne, les événements de chaque jour, pendant presque trois mois. 

Elle-même photographe, la protagoniste veut refaire Les Américains en traversant, un demi siècle après Robert Frank, le même pays. La décision à peine prise, les premières questions, les premiers doutes et les réflexions conséquentes naissent immédiatement, et les prochains trois mois seront non seulement un périple à travers l’Amérique du Nord, mais également à travers le « moi » de l’auteure. À cela se mêlent d’abondantes réflexions sur l’âge post-moderne, la technologie, ensuite la culture et les traditions américaines, le traumatisme du 11 septembre 2001, la méfiance, le machisme, et, bien évidemment, sur l’art, le cinéma, la photographie, sur l’hommage, la répétition et la possibilité de faire du nouveau avec de l’ancien. 

À New York, l’auteure décide de visser son appareil photographique sur le rétroviseur de sa voiture de location et de le programmer pour prendre un cliché chaque heure, du matin au soir. De cette série d’images, une seule sera choisie, par jour, et cela pendant 83 jours. Voilà le parti pris méthodologique de son projet, qu’elle décidera néanmoins d’enfreindre de temps à autre.

De New York, elle part donc pour la Pennsylvanie, passant par Pittsburgh, puis par Cleveland, Ohio. Elle s’arrête à Detroit, puis Chicago, traverse le Kentucky, puis les forêts du Ten­nessee. La Louisiane, puis Dallas, Abilene, avant de se reposer plusieurs jours à Study Butte, à côté du Big Bend National Park, à la frontière mexicaine. Elle fait la rencontre, très marquante pour la suite de son voyage, d’un photographe français « obsédé de frontières et d’expériences du gouffre ». El Paso, Ala­mogordo dans le Nouveau Mexique, puis le Colorado, l’Arizona et finalement Las Vegas. Death Valley, Palm Springs et enfin Los Angeles. Durant tout ce voyage l’auteure reste une minutieuse et fine observatrice. Ce qu’elle note dans son carnet sont des détails, des situations, des gros plans qui frappent, qui intriguent, qui sidèrent.

Bien évidemment, les descriptions, les ekphraseis, des photographies prises chaque jour, de façon aléatoire, constituent une bonne partie du livre. Le lecteur les découvre avec tout autant de plaisir et de crainte que l’auteur. Souvent, pour illustrer ses propos, Carine Krecké donne des références culturelles et artistiques : « La situation me rappelle… » ou « L’image évoque… » ou encore « Je ne peux m’empêcher de penser à… ». Ainsi, elle effectue son voyage en présence de David Lynch, de Chantal Akerman, d’Ingmar Berg­man, de Barthes, de Tarkovski, de la Motown, de westerns, de films noirs, etc. L’érudition de l’auteure est vaste, certes, mais les constantes allusions peuvent paraître un peu artificielles à la longue.

Retour au point de non-retour est néanmoins un livre intéressant, une espèce d’Ovni dans le domaine de la littérature francophone luxembourgeoise. Ces derniers temps, les livres qui ne sont pas des recueils de textes satiriques, des histoires du petit pays ou encore des écritures sur l’écriture sont plutôt rares. Un premier prix mérité.

Carine Krecké : Retour au point de non-retour ; éditions Ultimomondo, automne 2008 ; 142 pages ; 18 euros ; ISBN 978-2-919933-47-1 ; www.umo.lu.

Ian de Toffoli
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