Bonaparte, de mal empire

d'Lëtzebuerger Land du 20.08.2021

En six bustes de plâtre du sculpteur Eugène Guillaume, l’incipit de l’exposition Napoléon à la Grande Halle de la Villette (Paris) résume à la fois l’approche chronologique pour laquelle ont opté les curateurs ainsi que l’évolution d’un homme élevé, au fil des années, au rang de divinité. Au visage émacié du jeune homme, qui lui vaudra le surnom de « Boney » (osseux) de la part de ses rivaux anglais, succèdent les stigmates du pouvoir et de l’âge : de l’embonpoint sous le menton, de prestigieuses enseignes militaires, jusqu’à la sacralisation d’une tête impérieusement couronnée de lauriers, sur le modèle romain. Toujours dans cette première salle où résonne le hit Napoleon says du groupe
Phoenix, un film introductif rappelle les raisons de la colère révolutionnaire : la famine, les dettes accumulées par les rois, sans oublier l’indifférence de l’aristocratie à l’égard du peuple français qui causera, le 14 juillet 1789, la prise de la Bastille, cette prison devenue le symbole du despotisme monarchique, puis l’exécution du couple royal en janvier 1793 après sa fuite et son arrestation à Varennes. C’est dans ce contexte particulièrement instable que Napoléon se hisse au pouvoir et instaure... un empire suite au coup d’État du 18 Brumaire (1799). Un retournement ironique pour cet « enfant de la République ».

Né en 1769 à Ajaccio au sein d’une famille cultivée de la petite noblesse, le jeune Napoleone Buonaparte est envoyé à l’âge de dix ans en Champagne pour intégrer l’une des écoles militaires réservées à l’aristocratie. Cela, grâce à une connaissance intime de la famille, le comte de Marbeuf, représentant du roi de France en Corse. De cette époque studieuse sont exposées ici quelques « reliques » : une boussole, une épée, un livre de prières. Un élève comme un autre, pourrait-on croire. Lorsque éclate la Révolution, il a trente ans et est officier du roi Louis XVI. Trois ans plus tard, en 1792, il se rallie à la Convention sous tout juste proclamée République et s’illustre par ses talents de tacticien : dans la ville assiégée de Toulon tout d’abord, les Anglais sont chassés, ce qui lui permet d’être nommé général. Puis le 5 octobre 1805 à Paris, Napoléon mate à coup de mitrailles une insurrection royaliste. Fort de ces succès, il poursuit l’année suivante en menant la campagne d’Italie (1796), dont les victoires viendront considérablement enrichir les collections d’art du Louvre, puis celle d’Égypte (1798-1801), où il gagne Le Caire malgré une progression limitée par la résistance des Anglais qui détruisent la flotte française. Naît alors une passion française, l’égyptologie, déclinée ici sous diverses manifestations, du mobilier décoré de têtes de sphinx à une copie de la pierre de Rosette qui permit à Champollion de déchiffrer les hiéroglyphes.

Au sein d’une scénographie grandiose, à l’image des ambitions démesurées de cette figure historique, se découvre le style impérial dans sa diversité. Après la période révolutionnaire, la France renoue avec les fastes et le luxe, mobilisant à cette fin les savoir-faire des manufactures, joailleries, ébénisteries. Tout objet du quotidien sert à promouvoir la puissance du régime et la légende napoléonienne, de la vaisselle au mobilier en passant par les pièces de monnaie à son effigie immortalisant ses faits d’armes. Le visiteur est ébloui par le déploiement de tant de dorures. Des pierres précieuses ornent les épées et les étoffes, par exemple sur la robe de Joséphine de Beauharnais dévoilée dans la salle des Impératrices. Les grands dignitaires du régime arborent des uniformes somptueux et logent dans des palais ornés de fresques. La peinture est mise au service de cette propagande, comme en témoignent les immenses tableaux réunis dans l’exposition, célébrant tantôt le culte de la personnalité, tantôt les guerres remportées par cet expert en artillerie. Les plus grands peintres de l’époque s’y emploient : Antoine-Jean Gros réduit l’effort collectif d’un assaut à un seul homme dans Bonaparte au pont d’Arcole (1796), une vision romantique dans laquelle le guerrier élancé communie avec les éléments naturels. Ingres réalise le portrait de l’Empereur avec ses nombreux attributs – collier de la Légion d’honneur, manteau d’hermine, sceptre et main de Justice, épée incrustée du diamant « Régent » (Napoléon Ier sur le trône impérial, 1806). Une reproduction numérique du Sacre de l’Empereur de David permet d’identifier les personnalités présentes lors de la cérémonie, et donc les alliances stratégiquement nouées par Napoléon pour asseoir son pouvoir – avec le pape Pie VII notamment.

Quelle sombre réalité cache cependant cette auto-divinisation ? Tout en étendant son pouvoir à l’Europe entière, Napoléon rétablit dans les colonies l’esclavage pour des raisons commerciales, huit ans après son abolition en 1794. L’île de Saint-Domingue, une fois Toussaint Louverture évincé, est au centre du (bref) rêve américain de Napoléon, qui compte le Mexique et la Louisiane, finalement vendue en 1803 au profit du Président des États-Unis Thomas Jefferson... Vient enfin le temps des désillusions : la terrible retraite hivernale de Moscou en 1812, l’abdication de 1814 consécutive à l’invasion de la France, l’exil définitif à Sainte Hélène après une dernière tentative de renversement du pouvoir royal... Finies les splendeurs d’antan : ne restent que la déchéance d’un homme réduit à la solitude et l’austère humilité d’un masque funéraire (cf. photo) pour clore le parcours.

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Loïc Millot
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