Les budgets carbone sont devenus une notion omniprésente du discours sur le changement climatique. Ils sont dérivés des calculs des climatologues et sont généralement formulés de la façon suivante : pour avoir une probabilité raisonnable de rester sous les 1,5 degré ou deux degrés Celsius de réchauffement global de l’atmosphère, l’humanité peut encore émettre telle quantité de CO2 jusqu’à l’année 2030, 2050, 2060 voire 2100. L’unité de mesure est la gigatonne de gaz carbonique. L’étape suivante consiste à diviser ce chiffre par le nombre d’années restantes pour établir la quantité pouvant être émise annuellement.
À l’origine, les budgets carbone étaient un outil de communication utile et très efficace pour vulgariser les enjeux du défi climatique. Peu à peu, sans doute parce que les politiques auxquels s’adressent les recommandations émises par les scientifiques ont l’habitude de jongler avec les comptes publics, la notion a pris une place centrale dans la formulation des objectifs de politique climatique. Pourtant, l’utilisation courante de l’expression laisse dans l’ombre les nombreux choix conceptuels nécessaires avant de pouvoir procéder au calcul lui-même.
Première question à trancher : s’appuie-t-on sur un modèle de système terrestre (Earth System Model, ESM) ou sur un modèle d’évaluation intégré (Integrated Assessment Model, IAM) ? Quelle est la part accordée dans ces calculs aux observations effectives ? Font-ils appel à un scénario de type trajectoire représentative de concentration (Representative Concentration Pathway, RCP) ? Ont-ils été intégrés dans l’effort international de comparaison de modèle dit CMIP5 (Coupled Model Intercomparison Project Phase 5) ?
D’autres questions doivent être résolues avant de pouvoir passer au calcul proprement dit. Si l’on s’accorde désormais généralement à utiliser plutôt l’objectif de 1,5 degré que celui de deux degrés Celsius (tous deux sont mentionnés dans l’accord de Paris), il reste à déterminer si les budgets alloués visent à ménager une probabilité de 50 pour cent de rester sous cette température ou plutôt une probabilité de 66 pour cent. La modélisation doit aussi répondre à la question, loin d’être anodine, de savoir ce qui se passe une fois cet objectif atteint : se contente-t-on d’y parvenir, quitte à ce que la température continue d’augmenter par la suite, ou bien intègre-t-on dans le calcul du budget carbone l’impératif de stabiliser ou de faire baisser ensuite la température globale moyenne ?
Suivant les réponses apportées à ces questions, les méthodes de calcul qui en résultent débouchent sur des fourchettes remarquablement éparses. Des projections fondées sur les ESM suggèrent que les budgets disponibles ont déjà été brûlés, et donc qu’il nous appartiendrait de passer à des émissions nulles du jour au lendemain. D’autres, qui font aussi intervenir en sus les observations, nous permettraient d’émettre encore jusqu’à quelque 500 gigatonnes de CO2. C’est aussi l’ordre de grandeur que suggèrent des calculs faisant appel aux IAM.
Un point de vue qui semble faire l’objet d’un consensus assez large est qu’il restait un budget global de quelque 440 gigatonnes de CO2 à la fin de l’année dernière. Or, malgré les engagements qui se multiplient de la part des pays signataires de l’Accord de Paris de parvenir à un objectif net-zéro d’ici le milieu du siècle, il se trouve que sur notre trajectoire actuelle, ce budget sera pratiquement épuisé dès la fin de cette décennie-ci.
Quels que soient les hypothèses et les horizons retenus, le budget résultant représente une contrainte de réduction telle que pour la respecter, le recours à des techniques de captation de CO2 est systématiquement intégré dans les projections relatives aux efforts de décarbonation : l’on veut, consciemment ou non, éviter de placer les pays devant des contraintes perçues comme démesurées et donc inapplicables. Que l’on ignore pour le moment si ces techniques de captation ont la moindre chance de pouvoir être déployées dans les temps et à une échelle suffisante semble ne pas gêner grand-monde.
Même si les frontières nationales ont une pertinence limitée lorsqu’il est question de gaz à effet de serre, le monde est ainsi fait qu’une fois adopté un budget carbone global, il convient ensuite de s’entendre sur une clé de répartition entre pays pour calculer pour chacun son budget national. La clé doit-elle reposer sur la population de chaque État ? Tient-elle compte des responsabilités historiques en matière d’émission, ou vaut-il mieux simplement distinguer entre pays industrialisés et pays en développement ? En tout état de cause, étant donné que la concentration de CO2 dans l’atmosphère est cumulative (le gaz carbonique émis y demeure plusieurs centaines d’années), il semble logique de prendre en compte, au moins partiellement, les émissions passées. Enfin, n’oublions pas que l’Accord de Paris prévoit que les pays signataires définissent eux-mêmes leurs objectifs, ce qui ne laisse, du moins pour l’instant, aux budgets carbone qu’un caractère purement indicatif.
On le voit, les questions sur lesquelles il faut trancher avant de pouvoir affecter un budget à chaque pays sont nombreuses, épineuses et même, pour certaines d’entre elles, lourdement chargées au plan politique. Même si les discours sur les politiques d’action climatique évoquent les budgets carbone comme s’il s’agissait d’une affaire entendue, d’une donnée dérivée en droite ligne des travaux des climatologues, il convient de se rappeler à tout instant leur caractère éminemment conventionnel, les triangulations méthodologiques parfois hasardeuses, tout comme les compromis diplomatiques boiteux auxquels il faut parvenir pour les adopter.
Peut-être arrivera-t-on d’ici quelques années à la conclusion qu’au vu des désastreuses pratiques politiques dilatoires auxquelles elle est associée, la notion-même de budgets carbone est le parfait exemple de la fausse-bonne idée. S’il s’avère qu’ils sont avant tout utilisés par nos dirigeants irresponsables pour se soustraire à leurs responsabilités, mieux vaudra sans doute, le moment venu, la remettre sur le métier pour la muscler, voire l’abandonner complètement au profit de contraintes immédiates si cela s’avère impossible.