Interview avec le professeur en anthropologie Bill Maurer sur la vie offshore aux Îles Vierges Britanniques

Anthropologie d’un paradis fiscal

d'Lëtzebuerger Land du 19.08.2016

Le Panama et le Luxembourg ont beau retenir l’attention médiatique, les Îles Vierges Britanniques (BVI) sont les vrais champions des domiciliations. Alors que le Luxembourg compte quelque 45 000 sociétés boîtes aux lettres, les BVI en totalisent 466 000 sur une population de 28 000 habitants. (Même le cabinet panaméen Mossack Fonseca y domicilie plus de la moitié de ses sociétés-écrans.) L’archipel des Caraïbes, qui dépend du Royaume-Uni, est la juridiction favorite des avocats, banquiers et comptables de la place financière. Ce dont témoigne le Registre de commerce luxembourgeois qui pullule de SA et Sàrl détenues par des sociétés domiciliées aux BVI. Comme un air de famille, les traits saillants des BVI rappellent ceux du Luxembourg : rédaction des lois par des experts intéressés, consensus politique, vulnérabilité économique, emprise des avocats d’affaires locaux, nation branding, jeux de souveraineté, distribution de la rente. Les ressemblances entre les deux cousins éloignés ne sont pas purement fortuites ; elles sont caractéristiques d’une juridiction offshore.

La réinvention des BVI en paradis fiscal date de 1984, l’année où le gouvernement local introduit l’International Business Companies Ordinance, commémorée depuis comme législation la plus importante dans l’histoire de l’archipel. (À peu près l’équivalent de la Holding 1929.) L’expansion du business des incorporations sera fulgurante. De nombreux BVIslanders sont propulsés dans le monde virtuel de l’offshore et laissent derrière eux les jobs dans le secteur du tourisme, qui, à cause des « ugly tourists », gardait un arrière-goût amer ravivant la mémoire des plantations et de l’esclavagisme.

Au début des années 1990, Bill Maurer, alors doctorant en anthropologie à Stanford, commence son travail de terrain aux BVI. Par un travail d’archives et par des interviews avec les habitants, il tentera de comprendre le fonctionnement de l’industrie offshore, les processus législatifs et la construction des identités sur l’archipel. Bill Maurer continue à publier sur les paradis fiscaux, les systèmes de paiement et, plus récemment, sur l’émergence des monnaies virtuelles. Il est aujourd’hui doyen de la School of Social Sciences de l’Université de Californie à Irvine.

d’Land : Quelle définition donneriez-vous du terme « offshore » ?

Bill Maurer : Tout le monde peut être l’offshore de quelqu’un d’autre. Passer par un centre financier offshore permet à l’investisseur de contourner les régulations de son pays. On y va donc pour faire des choses qu’on ne pourrait faire chez soi. Cela ne se limite pas nécessairement aux régulations financières, mais s’applique également au travail ou à l’environnement. Certains territoires ont compris qu’il existait un marché pour des personnes et entreprises cherchant des arrangements spécifiques. Ces juridictions, en compétition entre elles, offrent différentes options. Elles peuvent pousser la spécialisation assez loin : certaines structurent leur régulation autour des assurances, d’autres autour des banques, ou, comme c’est le cas aux BVI, autour des domiciliations.

Qui rédige la législation touchant au secteur financier aux BVI ?

À la fin des années 1980, le British Foreign and Commonwealth Office avait commandité une étude pour sonder le potentiel économique des territoires britanniques d’outre mer. Ce sera Rodney Gallagher, un associé de la firme d’audit Coopers & Lybrand [renommée entretemps PriceWaterhouseCoopers, ndlr], qui en sera chargé. Son rapport, publié en 1990, n’était pas qu’une simple évaluation des opportunités dans les secteurs des banques, des assurances ou des incorporations ; il contenait, pour chaque territoire, des décrets et des avant-projets de lois. Ceux-ci étaient très détaillés : jusqu’à la ligne pointillée où le Conseil législatif était prié d’apposer sa signature.

Et les élites locales, quel rôle ont-elles joué ?

Ce qui rend les BVI – et, dans une moindre mesure, les Îles Caïman – intéressantes, c’est l’implication de cadres locaux, passés par les universités anglaises et américaines. En partie, c’est une histoire de classe : il s’agit de descendants des familles marchandes les plus riches des îles. Celles-ci avaient souvent migré à un moment donné au Panama, disposaient de capital sous forme de bateaux et avaient pu accumuler de l’argent grâce au négoce régional. Comme anthropologue, ces motifs dans la durée historique m’intéressent beaucoup. Ce seront ces familles qui occuperont les postes-clés dans l’industrie financière et au gouvernement.

Dans la plupart des centres offshore, il existe un fort consensus politique. S’agit-il là d’une cause ou d’un effet de l’offshore ?

Les deux, je dirais. Aux BVI, une fois le secteur offshore établi comme force dominante sur le territoire, il devenait très difficile de le contester. (Même si, au début, des tensions pouvaient encore apparaître, notamment entre familles d’extraction marchande et paysanne.) Pour qu’un centre financier offshore naisse et fonctionne, il faut un consensus politique fort. Il ne peut y avoir de contestation majeure. Sinon, les investisseurs auront vite fait leurs valises. En fait, beaucoup de BVIslanders ne comprennent pas exactement ce que font les services financiers sur leur territoire. Il y a donc toujours cette espèce de discours sous-jacent, vaguement critique. Les gens vous diront : « Je ne sais pas vraiment ce qu’on y trame, mais cela a peut-être à voir avec du blanchiment d’argent... » Mais les BVI ont réussi à ce que les conflits politiques ne touchent pas au secteur financier et à ainsi retenir la confiance des investisseurs. Aussi grâce à la manière dont les revenus du secteur financier sont redistribués aux habitants locaux…

Justement, cette rente de l’offshore, comment est-elle redistribuée parmi la population locale ?

Lorsqu’on tente de retracer ces flux d’argent, on est souvent dans le vague. Mais, dans le discours public, des habitants vont pointer le magnifique nouvel hôpital et dire : « Voilà ce que l’offshore a fait pour nous ». L’industrie a surtout changé les aspirations des habitants. Elle a créé l’idée que les meilleurs jobs sont à trouver auprès des trust companies et des cabinets comptables. Travailler dans l’industrie offshore confère le vernis d’un statut upper class. Même si vous êtes au bas de l’échelle, vous aurez l’impression de frayer avec les élites. Bien que celles-ci ne possèdent pas l’argent déposé sur le territoire et ne font, en réalité, que le gérer. Mais quand même, ces avocats et comptables travaillent dans de beaux bureaux climatisés.

Qui est exclu de cette société reconfigurée ? Qui peine à y trouver sa place ?

Cela paraît ironique, mais c’est l’épine dorsale de l’économie qui en est le plus exclue. Je parle des immigrés travaillant dans les coulisses, construisant les immeubles, nettoyant les bureaux. Ils ressentent beaucoup moins les retours de l’offshore que le BVIslander moyen et sont constamment sous la menace que leur permis de travail ne soit pas renouvelé.

Comment les citoyens d’un « captured state » vivent-ils la commercialisation de la souveraineté ?

Ce n’est pas un sujet de discussion. Si la question de la souveraineté est posée, c’est en relation avec les immigrés, les touristes ou les expats fortunés. On discutera ainsi s’il est légitime que Richard Branson[le fondateur de Virgin Group, ndlr] soit propriétaire d’une des îles et on s’interrogera sur son influence politique. Ou alors on va se plaindre que les immigrés venant de la République dominicaine parlent espagnol dans les rues.

L’intégration dans la finance mondiale a-t-elle influencé les discours sur « l’identité nationale » ?

Elle a favorisé un discours sur le national brand qui, lui, a débordé sur les pratiques identitaires. Les habitants acceptent le marketing de l’offshore – qui est omniprésent – et se l’ont approprié. Auprès des BVIslanders, l’idée de law and order, très prononcée dans la littérature promotionnelle, résonne fortement. Aussi parce qu’elle se différencie des slogans touristiques axés sur la beauté naturelle (« Nature’s little secrets ») qui sont désagréablement ressentis comme primitivistes. Les habitants y réagissent en disant : « Non, nous ne sommes pas ‘les petits secrets de la nature’ ; nous sommes des Britanniques pieux, droits et ordonnés ! »

Quels sont les liens entre les expats et les autochtones ?

Il y a définitivement une tension entre ceux qui créent les sociétés boîtes aux lettres et ceux qui doivent les superviser et contrôler. Ceci a des répercussions jusqu’aux endroits où les gens vont boire et manger. Je vais faire une gigantesque généralisation, mais, en règle générale, les expats actifs dans la compliance [la lutte antiblanchiment, ndlr], donc ceux qui ont le plus à faire avec le régulateur, ont des liens plus étroits avec les élites locales et restent plus longtemps sur l’archipel. Ceux, par contre, qui font les incorporations et les domiciliations sont plus mobiles, et restent souvent entre eux : ils ont leurs propres bars et clubs. Et puis, il y a les Chinois, ou plutôt, souvent des Chinoises. Elles restent très peu de temps et ne se mélangent presque pas. C’est nouveau et différent, et cela fait parler sur l’archipel.

Les centaines de milliers de sociétés-écrans incorporées aux BVI n’ont aucune substance économique sur l’archipel. Mais, vu l’exiguïté du territoire, ce serait de toute manière irréaliste…

Étant donné que le tourisme pèse sur l’infrastructure locale et endommage l’environnement fragile de l’archipel, le tournant vers la finance offshore avait été perçu par le gros des habitants comme seule option pour un développement écologiquement durable sur un petit territoire.

Y a-t-il une vie après l’offshore ? Existe-t-il des exemples de reconversions économiques réussies ?

Je n’en connais aucun. Mais je pourrais vous citer beaucoup d’exemples de centres offshore qui ont échoué. Soit qu’ils n’aient jamais décollé, soit qu’ils se soient retrouvés, dès le départ, empêtrés dans le chaos. Certaines juridictions n’ont jamais réussi à se défaire de leur image shady et n’ont attiré qu’un certain type de clientèle. Prenez Vanuatu dans le Pacifique, qui a entrepris une série d’efforts pour développer son secteur financier, sans jamais vraiment y parvenir. Une série de grands scandales, de style soap opera, a empêché que l’endroit s’élève à une position comparable à celle qu’occupent les BVI où, bien que certaines choses louches s’y passent, des multinationales mondialement connues ont choisi de s’incorporer. Les BVI sont une marque qui a réussi.

L’échange automatique d’informations met en péril le business de l’évasion fiscale. Les centres offshore devront-ils se muer de « tax haven » en « safe haven » ?

Cette reconversion a commencé avec la crise de 2008. Les flux d’argent vers les BVI proviennent de plus en plus de firmes indiennes et chinoises, et il s’agit là prioritairement de business de safe haven, plutôt que de tax haven. Ce sont des gens qui cherchent, entre guillemets, le « British law and order ». Disons que vous créez une firme de technologie en Chine et vous craignez le contrôle gouvernemental ; ou, beaucoup plus banalement, vous ne ressentez pas l’envie de vous démêler avec le système judiciaire chinois. Vous ferez alors une domiciliation aux BVI : la société-mère détiendra la filiale chinoise et tombera sous la juridiction anglaise. En cas de problème, vous irez devant une cour aux BVI présidée par un juge anglais. Les voies d’appel pourront même vous mener jusqu’à la Cour suprême du Royaume-Uni. Vous restez donc entièrement dans le système légal britannique.

Pour se mettre en conformité avec les nouvelles régulations, les centres offshore doivent se doter d’une infrastructure juridique et administrative assez lourde. Assistera-t-on à la mort des petits paradis fiscaux ?

La nouvelle régulation encouragera surtout de nouveaux pays à entrer dans le jeu. Les États du Golfe par exemple, qui disposent d’une main d’œuvre qualifiée ainsi que d’une infrastructure technique et légale. S’ils veulent se positionner sur le marché, ils pourront donc le faire, comme l’a prouvé le Qatar. Quant aux juridictions plus dodgy, ayant toujours eu une assise faible, elles auront, à l’avenir, de très grandes difficultés pour se conformer aux nouvelles directives internationales. Elles manquent tout simplement du personnel nécessaire.

La régulation poussera-t-elle à une plus forte différenciation ?

Les centres offshore vont de plus en plus se spécialiser dans un domaine précis, ce qui finira par accroître leur vulnérabilité. Aux BVI, on est conscient que mettre tous les œufs dans le même panier est une entreprise risquée. Mais jusqu’au jour où un grand, disons les Îles Caïman, s’écroulera, je ne vois pas les dirigeants politiques réfléchir sérieusement à d’autres options.

Bernard Thomas
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