Europeana

Angelus Novus

d'Lëtzebuerger Land du 23.03.2012

Le soutien-gorge, les camps, Barbie, la bombe atomique, Freud, la théorie de la relativité, le massacre de Srebrenica, la transformation de la représentation cinématographique du sexe, l’euthanasie, le plastique, le positivisme, l’émancipation de la femme, l’électricité, le zyklon B, le rock, l’atome...

Le point commun ? L’Histoire du XXe siècle, résumé dans un ovni littéraire d’une centaine de pages par l’auteur tchèque Patrick Ourednik et qui s’intitule Europeana, une brève histoire du XXe siècle, un grand petit livre qui a fait le tour de l’Europe une fois sorti en 2001. Inclassable, car ni essai, ni roman, ni ouvrage d’histoire, le texte d’Ourednik interroge par son caractère labyrinthique de raconter le XXe, un puzzle non chronologique où les faits historiques sont mélangés aux pensées et croyances du peuple ainsi qu’aux tentatives théoriques des voix autorisées de l’époque (les philosophes, sociologues, anthropologues, historiens et psychologues).

Adapté pour la scène à maintes reprises en France, c’est le Théâtre ouvert Luxembourg qui s’attaque à cet ouvrage dadaïste et anarchique, pour tenter de répondre à la question « Qu’est-ce qui fait aujourd’hui qu’on est ce qu’on est ? ». Que cette interrogation passe indubitablement par l’Histoire semble être évident, surtout quand elle est aussi improbable que celle du siècle dernier, de laquelle nous sommes les enfants déchus. Se pose alors la question comment raconter cette histoire, quelle est la bonne manière de la transmettre sans privilégier ni les vainqueurs ni les vaincus. L’Histoire pose à son tour la question de la mémoire et du devoir de mémoire, et par ricochets celle de l’oubli. Car, en sortant d’Europeana, l’esprit rempli de données statistiques et de faits historiques rabâchés mille fois mais pas dans l’ordre dans lequel il nous est présenté, l’image d’un terrain vague est celle qui l’emporte sur toutes les données que le public vient d’ingurgiter. Et cette image du terrain vague est probablement l’effet que voulait produire Ourednik avec son texte, tout en nous faisant rire par ses incursions cyniques et ironiques, ce qui est une manière de nous mettre en garde devant la linéarité de l’Histoire officielle qui nous est inculquée par le pouvoir en place, à savoir le discours des vainqueurs de l’époque contemporaine qui masquent autant de détails qu’ils n’en dévoilent de l’Histoire récente.

La densité du texte et son caractère purement informatif qui ne contient, hormis l’humour, jamais un jugement sur ce qui est raconté, est un défi pour chaque metteur en scène mais aussi et avant tout pour chaque comédien. Isabelle Bonillo met l’accent sur le rythme soutenu des dates et faits historiques avec lesquels le public est bombardé, se sert du décor de Jeanny Kratochwil composé de guirlandes de seaux en plastique multicolores pour faire avancer le récit, et souligne l’humour du texte en allant piocher par moments du côté de la caricature quant à la direction de ses comédiens.

La complexité du jeu de Caty Baccega, Jean-Marc Barthélemy et Emmanuel Leforgeur réside dans le débit soutenu avec lequel ils content les faits historiques et anecdotiques qui ont composé le XXe siècle d’une part, et l’emploi d’un ton enfantin, candide et naïf avec lequel ces faits sont racontés d’autre part. Tout comme s’ils étaient en train de découvrir eux-mêmes l’Histoire qu’ils raconteraient, tout comme si l’Histoire, l’oubli de l’Histoire et le réapprentissage de celle-ci étaient mis à la même échelle et avaient exactement la même valeur. La digression sur l’invention de la poupée Barbie ou de l’électricité est à ce sujet aussi importante que la terreur nazie pendant la Seconde Guerre mondiale, et c’est dans cette mise à plat que réside la véritable terreur, à savoir la conjugaison des moments de la raison et de la déraison humaine, qui coexistent sans que l’homme ne semble capable d’éviter de nouveaux désastres humains, la situation actuelle en Syrie fournissant de nouveau la preuve.

Le seau en plastique comme élément de décor est une métaphore poignante du fonctionnement de la pièce : tantôt instrument de mesure pour quantifier l’indicible, tantôt cachette devant la réalité, tantôt seau sans fond, trou noir ou alors élément démultiplié à l’infini, tout comme les mille et un événements racontés. Pour contrecarrer le caractère trop théorique et distant du texte d’Ourednik qui peut devenir redondant et lassant au bout d’une demi-heure étant donné qu’aucun engagement émotionnel avec les personnages non-individués sur scène n’est possible, la caricature semble avoir été le seul moyen pour relâcher la tension. Dans cet art, Jean-Marc Barthélemy excelle quand il incarne une personne âgée avec une voix frêle, alors que le texte tourne autour du clonage après avoir frôlé le sujet de l’euthanasie. Mais même l’immortalité n’arrêterait pas l’Histoire et c’est la raison pour laquelle elle va continuer d’être remise en question.

Europeana, une brève histoire du XXe siècle de Patrick Ourednik, mise en scène par Isabelle Bonillo, décor et costumes de Jeanny Kratochwil, avec Caty Baccega, Jean-Marc Barthélemy et Emmanuel Leforgeur sera encore joué ce soir, 23, ainsi que les 24, 28, 29 et 30 mars à 20h30 à Théâtre ouvert Luxembourg, 143, route de Thionville à Luxembourg ; téléphone pour réservations : 49 31 66 ; courriel : info@tol.lu ; site Internet : www.tol.lu.
Thierry Besseling
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