Entretien avec Michel Wurth, président de l'UEL

Revoir la politique de l'arrosoir

d'Lëtzebuerger Land du 30.11.2006

Il est le patron des patrons, président de la Chambre de Commerce et de l’Union des entreprises luxembourgeoises, et membre du comité de direction du groupe Arcelor Mittal. Le Land s’est entretenu avec Michel Wurth sur le projet de budget de l’État 2007, la compétitivité de l’économie, l’éducation nationale, le marché du travail et le système social.

d’Lëtzebuerger Land : Que vous ont inspiré les quelques milliers de jeunes, élèves et étudiants, qui manifestaient, il y a quinze jours, juste sous vos fenêtres, devant le ministère du Travail, contre le projet de loi n°5611 et ce qu’ils craignent être une détérioration de leurs droits – et peut-être, au-delà, qui ont visiblement peur pour leur avenir, de ne plus trouver d’emploi décent après leur scolarité ??

Michel Wurth : Ce qui m’a frappé, c’est que les jeunes ont exprimé une certaine peur pour leur avenir, ce qui n’est pourtant pas en ligne avec les statistiques actuelles concernant l’évolution de l’économie luxembourgeoise.

Celle-ci reste très positive et offre de grandes opportunités aux jeunes, comme en témoigne le fait que nous créons annuellement 12 000 emplois, ce qui est plus que le nombre des jeunes qui sortentde l’école. Si les jeunes redoutent néanmoins l’avenir professionnel,cela illustre le fait que nous devons entamer des réformes en profondeur de notre système scolaire, à savoir l’amélioration de la qualité de l’enseignement (l’étude Pisa l’a montré) et une meilleure adéquation de l’orientation professionnelle par rapport aux opportunités du marché du travail.

Justement, le patronat a promis, à la sortie des réunions du Comité de coordination tripartite, au printemps dernier, vouloir créer mille postes d’apprentissage dans les entreprises luxembourgeoises. Aux derniers chiffres, remontant à septembre dernier, vous en auriez créé 300 de plus qu’en 2005, mais 300 postes supplémentaires ne trouvent pas preneur... Quel est donc le problème pour faire se rencontrer la demande et l’offre d’emplois ?

Et nous avons offert par ailleurs 400 stages en entreprise (principalement dans l’industrie) de plus que l’année dernière. En réalité, notre marché du travail a du mal à trouver son équilibre. Il évolue comme sur une île, alors qu’il est positionné au milieu d’une grande région marquée par des taux de chômage élevés.

Ainsi, de nombreux frontaliers bien qualifiés et très motivés sont prêts à accepter des postes pour lesquels les jeunes Luxembourgeois sont souvent moins bien formés. Le phénomène est documenté par le fait que 70 pour cent des nouveaux emplois que nous créons au sein de l’économie luxembourgeoise sont occupés par des non-résidents.De même, nous constatons une véritable dualité du marché de l’emploi, selon qu’il concerne le secteur public ou l’économie privée. Ainsi, aujourd’hui, les emplois dans le secteur privé sont occupés à raison de 80 pour cent par des non-Luxembourgeois, alors que la proportion inverse est de règle dans le secteur public. Concrètement, cela signifie qu’environ la moitié des jeunes luxembourgeois qui sortent de l’école trouveront un emploi dans le secteur public au sens large, ce qui laisse peu de disponibilités au secteur privé, pourtant cinq fois plus grand que le secteur public. Une telle évolution est à coup sûr malsaine pour l’équilibre sociologique et appelle à des réformes correctives, comme l’introduction de la double nationalité et une large ouverture du secteur public aux citoyens européens.

Une des inquiétudes récurrentes du patronat, que ce soit dans l’industrie ou dans l’artisanat, est le manque d’intérêt des élèves pour les métiers techniques, du niveau de l’apprenti à celui de l’ingénieur. Comment vous expliquez-vous cela ?

Outre le phénomène pré décrit du manque de jeunes sortant de l’école avec un diplôme et disponibles sur le marché du travail, il y a des raisons historiques. La restructuration de la sidérurgie pendant vingt ans n’était pas de nature à inciter les jeunes à embrasser des métiers techniques. Et pourtant, les métiers d’ingénieur, de technicien, de banquier sont passionnants et offrent aujourd’huides possibilités de carrière intéressantes. Si nos jeunes talents ne sont pas encouragés à embrasser de telles carrières ou à participer à la création d’entreprises, il ne faudra pas s’étonner qu’il y ait de moins en moins de décideurs luxembourgeois dans nos entreprises.

Dans son avis sur le projet de budget de l’État 2007, la Chambre de Commerce, que vous présidez, propose des amendementsbudgétaires qui permettraient de faire des économies de l’ordre de 210 millions d’euros, essentiellement dans le social, la culture et les dépenses militaires1... Pourquoi dans ces trois champs-là ?

Avant d’en venir aux amendements proposés, je veux commenter brièvement le pourquoi de ces propositions. La Chambre de commerce note tout d’abord avec satisfaction que le déficit du budget de l’État par rapport au budget voté l’année précédente diminue, et que la croissance des recettes dépasse pour la première fois depuis des années celle des dépenses, ce qui est égalementpositif. Cependant, le déficit du budget de l’État ne diminue en 2007 que de 100 millions à un milliard d’euros, ce qui reste considérable.

En effet, l’économie se trouve dans une période de haut de cycle, dans de telles périodes, le budget devrait être en excédent afin de permettre la reconstitution de réserves à utiliser en période de moindre croissance. Je voudrais ici élucider le paradoxe apparent que l’économie luxembourgeoise est en forte croissance alors que le patronat continue à se plaindre de la dégradation de notre compétitivité, documentée par une inflation élevée, une diminution de la productivité apparente du travail et une hausse plus importante de notre coût salarial que chez nos voisins.

La raison essentielle de ce paradoxe est que notre économie profitede la bonne tenue de la place financière, elle-même tributaire de l’activité des fonds d’investissements et du private banking.Or, la profitabilité de la place financière est liée à la volatilité des marchés boursiers, ce qui est dangereux également pour l’équilibre des finances publiques. Il est donc, de l’avis de la Chambre de Commerce, grand temps de profiter de la conjoncture actuelle pour rééquilibrer le budget de l’État à un rythme plus rapide que ne le fait le gouvernement, et ceci sans réduire les investissements en infrastructures.

Le gouvernement a certes fait ce qu’il a promis lors de la tripartite, mais nous voulions documenter qu’il y avait d’autres voies possibles pour faire mieux et plus vite. Pour cette raison, nous n’avons pas choisi de faire des amendements sous forme de proposition de loi, mais nous voulions contribuer au débat par le biais des propositions de réduction des dépenses intégrées dans notre avis. Ainsi, les économies dans le domaine de la culture par exemple visent à réduire quelque peu les dotations de certains établissements publics, en vue de les inciter à rechercher plus assidûment des recettes propres.

Les principales coupes budgétaires que vous proposez concernent le domaine du social : vous voulez essentiellement abolir le forfait éducation (« Mammerent », soit une économie de 73,4 millions d’euros), mais aussi l’allocation d’éducation (moins 74 millions) et réduire le congé parental à la durée imposée par la directiveeuropéenne (moins 32 millions)... Voilà des mesures de politique familiale pourtant expressément voulues par les deux derniers gouvernements, sous Jean-Claude Juncker notamment. Pourquoi la Chambre de commerce s’y attaque-t-elle ?

Parce que ce sont des mesures dont tout le monde bénéficie, indépendamment du besoin réel de ceux qui reçoivent cet argent. Nous avons besoin d’un système social qui prenne soin de ceux qui sont dans le besoin, et non pas d’un système répondant au principe de l’arrosoir. Voilà pourquoi nous questionnons le bien-fondé des mesures que vous citez et demandons si elles correspondent véritablement à un besoin pour tous les bénéficiaires à un moment où le déficit du budget de l’État frôle les trois pour cent du produit intérieur brut.

Se pose alors la question, plus large, de combien de social voulez-vous ? Combien de « welfare-state » faut-il dans une économie évoluée comme le Grand-Duché ? On a parfois l’impression qu’aux yeux des patrons, les mesures sociales sont l’ennemi de la compétitivité du pays, alors que la paix sociale, le bien-être des citoyens, les mesures d’aide et d’encadrement aux familles et aux défavorisés sont certainement aussi des points forts d’une économie, non ?

Le patronat aussi est d’avis que l’on travaille pour vivre et non l’inverse, et que la compétitivité n’est qu’un moyen contribuant à assurer la cohésion sociale et le bien-être. Il faut donc suffisamment d’intervention publique pour offrir des infrastructures de qualité, des services publics efficaces et une protection sociale qui combatte la pauvreté et évite que des concitoyens ne tombent entre les mailles du filet social. Pour cela, l’État doit être efficace et parcimonieux,et intervenir en fonction du principe de l’utile et du nécessaire.

Concrètement et à titre d’exemples, cela signifie que le logement doit être abordable, qu’il n’est pas sain que le revenu minimum garanti soit proche du salaire social minimum, lui-même beaucoup plus élevé que chez nos voisins, que les cotisations sociales doivent rester à leur niveau actuel qui est un de nos facteurs de compétitivité à préserver, ou encore que la durée totale du travail soit compatible avec l’augmentation de l’espérance de vie...

Vous tirez également la sonnette d’alarme en ce qui concerne le financement du système de pensions au-delà de 2030...

Le constat du patronat est simple : le régime des pensions n’est pas équilibré financièrement, entre revenus et charges ; pour qu’il le soit, le taux de cotisation, qui est de 24 pour cent aujourd’hui (contribution de l’État compris), devrait être au moins de l’ordre de quarante pour cent. Si nos droits de pensions devaient être capitalisés aujourd’hui, nous serions un des pays les plus endettés en Europe. La tendance actuelle que les recettes des cotisations encaissées, qui résultent de la très forte augmentation de la population active, dépassent les dépenses en pensions versées ne va pas durer. Voilà pourquoi il nous faut entamer des réformes aujourd’hui pour que nous puissions garantir des pensions à nos enfants demain. Sinon, au-delà du conflit entre générations, nous allons créer un véritable problème de société.

L’introduction du statut unique pour employés et ouvriers fut une des avancées sociales essentielles du Comité de coordination tripartite, réforme qui toutefois, selon la volonté des patrons, ne devra pas entraîner des surcoûts par rapport au système actuel... Pourtant, la mise en oeuvre semble traîner. 

Je tiens à rappeler que le premier objectif du comité de coordination tripartite était d’identifier les voies et moyens pour améliorer la compétitivité de l’économie luxembourgeoise. Dans le contexte de ces discussions, les partenaires sociaux et le gouvernement ont trouvé un consensus pour instaurer le statut unique entre ouvriers et employés privés tout en ne touchant pas au statut du fonctionnaire. Cette harmonisation partielle s’inscrit dans la modernisation de l’organisation du travail et, compte tenu du contexte, le Comité de coordination tripartite a conclu qu’une telle réforme sociale ne devrait pas entraîner de surcoût pour l’économie. Or, un tel surcoût serait inéluctable si, à la suite du changement de statut et à l’obligation pour les entreprises de continuer à payer jusqu’à treize semaines le salaire d’un ex-ouvrier absent pour maladie, la réduction du taux de cotisation qui en est la contrepartie se traduirait par l’augmentation du salaire net de l’ouvrier, au lieu de diminuer le coût salarial pour l’employeur. La seconde variable est de donner aux entreprises les moyens d’agir efficacement contre les abus en matière d’absence maladie. Dans ce domaine, le Luxembourg peut mieux faire, puisque notre taux d’absentéisme pour maladie est élevé dans la comparaisoninternationale. Réduire l’absentéisme suite à l’introduction du statut unique serait donc manifestement une bonne chose.

Dans la prise de position de l’UEL sur la mise en oeuvre du processus de Lisbonne, il y a un mois à la Chambre des députés, vous plaidiez entre autres pour une réforme du droit du travail, qui devrait s’ouvrir sur des statuts de flexibilité. Dans quel sens ?

Le Luxembourg a, d’une part, un système social généreux, qui protège ceux qui n’ont pas trouvé de place sur le marché de l’emploi et de l’autre, un droit du travail rigide, qui comporte une protection forte du travailleur et contribue au manque de flexibilité du marché du travail. Nous estimons dès lors qu’il nous faudrait une plus grande flexibilitédans notre droit du travail, ce qui encouragerait la mobilité tout en garantissant une protection sociale à un niveau élevé.

1 Quelques exemples des restrictions budgétaires proposées : en culture, l’animation socioculturelle, le CCRN, la Philharmonie, la Rockhal, le Mudam et le CNA recevraient chacun 200 000 euros de dotation de moins, le Fonds pour les monuments historiques serait amputé de la moitié de son budget, soit 5 millions ; dans le militaire : l’échelonnement des acquisitions d’équipement militaire permettrait une économie de 23 millions en 2007, la réduction de la contribution du Luxembourgaux missions de prévention et de gestion de crises serait réduit d’un million d’euros.

josée hansen
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