Des Luxembourgeois d’origine bosniaque ressuscitent le débat sur la reconnaissance de la Palestine

Le moment opportun

Jeune syrienne manifestant mardi devant la Chambre pour regrouper au Luxembourg les familles de ressortissants gazaouis
Photo: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land du 23.02.2024

Élan démocratique pour la reconnaissance de la Palestine en tant qu’État-nation. Selon les statistiques récoltées par le Parlement, c’est la seule pétition publique d’ordre géopolitique à avoir franchi la barre des 4 500 signatures depuis l’instauration de ce débat d’initiative populaire en 2014. La dynamique (plus de 5 000 signatures en dix jours) est d’autant plus remarquable que la pétition a été mise en ligne pendant les congés, le 13 février, et qu’elle avait dépassé le seuil nécessaire pour provoquer un débat public à la Chambre en seulement cinq jours. Les trois pétitions ayant recueilli le plus de signatures demandaient un référendum pour la réforme de la constitution (septembre 2021), le Luxembourgeois comme langue administrative (août 2016) et deux jours de télétravail par semaine pour tous « y compris les frontaliers » (juin 2022). La seule pétition d’ordre international qui a dépassé les 2 000 signatures s’oppose aux massacres de cétacés aux Îles Féroé (août 2014).

La pétition 3023 a été déposée avec en toile de fond une tragédie humanitaire. À Gaza, depuis le 7 octobre et les représailles à l’attaque sanglante du Hamas sur le territoire israélien (1 200 morts et 257 otages), 30 000 personnes ont péri sous les bombes et les tirs de Tsahal, principalement des femmes et des enfants. Des dizaines de milliers d’autres sont blessées ou mutilées alors que le système de soin a quasiment été réduit à néant. Plus de deux millions de Gazaouis sont affamés et assoiffés depuis le début de l’offensive censée éradiquer le Hamas, organisation exerçant son autorité sur cette bande de terre (quarante kilomètres de long, six à douze de large). Sur les 193 États-membres de l’Organisation des Nations unies, 139 ont reconnu la Palestine, dont neuf de l’Union européenne, principalement des pays ayant agi lorsqu’ils étaient dans la sphère d’influence soviétique. Seule la Suède a reconnu l’État de Palestine en tant qu’État membre de l’UE. C’était en 2014, après une campagne opérée par l’Autorité palestinienne et son président Mahmoud Abbas.

Dans ses motivations, l’auteur de la pétition, Halid Karajbic, souligne la colonisation illégale d’Israël en Cisjordanie, territoire destiné aux Palestiniens (en vertu de la résolution 242 des Nations unies datant de 1967), et les blocus imposés à Gaza depuis qu’Israël s’en est retiré voilà vingt ans. « D’Lëtzebuerger Unerkennung vu Palästina ass e symboleschen a wesentleche Schrëtt fir dem Palestinensesche Vollek Gerechtegkeet ze bréngen », est-il écrit dans l’exposé sur chd.lu. Devant la Chambre mardi où elle militait pour regrouper au Luxembourg les familles de Gazaouis qui s’y trouvent, Fatima Kurtic estime que si le Grand-Duché et d’autres États européens reconnaissent la Palestine, « on s’attendra à ce que les Palestiniens bénéficient des mêmes droits que les Israéliens ». « Ils seront alors protégés », poursuit cette activiste de 29 ans.

Halid Karajbic et Fatima Kurtic militent tous deux au sein du collectif Waassermeloun qui sensibilise ici au sort des familles des résidents et nationaux luxembourgeois (sur)vivant à Gaza. Tous deux appartiennent à la communauté des Luxembourgeois d’origine bosniaque. Les Bosniaques ont rapidement manifesté leur soutien aux civils de Gaza. Dès le 20 octobre, des milliers de Sarajéviens se sont réunis devant la Vijecnica (l’ancienne bibliothèque brulée par les forces serbes au début du siège de Sarajevo, en août 1992) avec des banderoles « Hier Srebrenica, aujourd’hui Gaza ». La Bosnie-Herzégovine avait reconnu la Palestine le 27 mai 1992, en pleine guerre d’indépendance (déclarée le 1er mars). Le politologue et historien, Florian Bieber, confirme ce soutien « saisissant » des Bosniaques aux Palestiniens. Le spécialiste des Balkans (de nationalité luxembourgeoise et travaillant en ce moment à Bruxelles) y voit une multitude de raisons, bien au-delà d’une prétendue solidarité musulmane. « It is a combination of the use of pro-Israeli rhetoric by Croat and Serb nationalists, the sense of being the underdog oneself and the trauma of siege and war time destruction that the image of bombing of Gaza evoke », résume Florian Bieber face au Land.

Contacté par le Land, l’initiateur de la pétition abonde. La guerre de Bosnie (1992-1995) « perdure dans la tête et les cœurs », témoigne Halid Karajbic, 23 ans. « Quand on en parle avec mes parents, les larmes coulent irrémédiablement », poursuit ce fils de combattant. Il y a eu le siège de Sarajevo. Les bombardements de la ville depuis les collines environnantes par les forces serbes, dont ceux du marché de Markale qui ont tué et blessé par dizaines. Puis il y a ces civils portant vivres et eau pour leurs familles, y compris des enfants, abattus de sang-froid par les snipers de Ratko Mladic. « J’ai vu les mêmes images à Gaza », relate Halid Karajbic.

Et il y a évidemment Srebrenica… le massacre, en juillet 1995, de 8 000 hommes et adolescents musulmans par l’armée de Republika Srpska dans cette enclave officiellement sous le contrôle des Nations unies. La Cour internationale de justice, la plus haute juridiction de l’Onu, l’a érigé en génocide, le crime des crimes. Israël est aujourd’hui accusée de génocide par l’Afrique du Sud. En janvier, l’instance basée à La Haye a confirmé le risque de génocide à Gaza et ordonné des mesures conservatoires au régime de Benjamin Netanyahou, comme aider l’assistance humanitaire. Or, le national-conservateur à la tête du gouvernement israélien menace aujourd’hui d’attaquer Rafah, ville du sud de la bande de Gaza où se sont rassemblées plus d’un million de personnes ayant fui les actions militaires au nord.

L’impression de racisme structurel se diffuse. « Ce qui se passe en Ukraine est atroce, mais les Ukrainiens bénéficient heureusement de l’aide européenne », remarque Halid Karajbic au sujet du soutien ferme apporté très vite par l’UE et les États-Unis face à l’agression russe. En Bosnie, l’aide militaire occidentale avait mis trois ans à se matérialiser, à travers l’opération « Oluja » (Tempête). Ce soutien stratégique apporté à l’armée croate avait mis un terme au conflit meurtrier (100 000 morts, dont la moitié de civils), mais les frontières dessinées à cette échéance avaient validé un nettoyage ethnique (deux millions de civils déplacés). Pour ce qui concerne Gaza aujourd’hui, Halid Karajbic reproche au ministre des Affaires étrangères, Xavier Bettel (DP), de ne critiquer que du bout du bout des lèvres les attaques menées par Israël. « Après trois mois de combats, il devient difficile d’argumenter en faveur d’une défense qui serait légitime et proportionnelle », avait dit le libéral fin janvier dans un communiqué où il demandait par ailleurs « un cessez-le-feu immédiat » (une demande formulée des semaines après le début des bombardements et alors que La Haye étudiait déjà l’éventualité d’un génocide). « The sense of being ignored or left alone by the West during the war is powerful in seeing the Palestinians as being similarly ignored », synthétise encore Florian Bieber au sujet du parallèle entre Bosniaques et Palestiniens.

Hodzic, Alilovic, Muhovic, Hajdarpasic, Subasic ou Avdusinovic. La liste de signataires de la pétition 3023 regorge de noms à sonorité bosniaque. Des centaines. La communauté s’est mobilisée via les réseaux sociaux (également via la Shoura). Les Ex-Yougoslaves pèsent de plus en plus lourd politiquement avec un record de candidats originaire de ces pays aux dernières élections législatives. Selon le dernier recensement du Statec, les Bosniaques, qu’ils aient migré du Monténégro ou de Bosnie, en constituent l’écrasante majorité (d’Land, 01.09.2023).

Parmi les signataires également, des représentants des Verts, de Déi Lénk ou des socialistes. L’un de leurs plus éminents émissaires, Jean Asselborn, a dit le weekend dernier avoir signé le texte (son nom n’apparaît pas, mais il en est bien signataire selon la ChD). Celui qui a quitté le bâtiment Mansfeld (siège du MAE) il y a à peine deux mois en a expliqué les raisons sur Facebook : « Un de mes regrets après pratiquement deux décennies à la tête du ministère des Affaires étrangères est le fait de ne pas avoir réussi à convaincre, ni les gouvernements avec le CSV ni ceux avec le DP, d’œuvrer pour qu’une majorité au Parlement vote la reconnaissance d’un État Palestinien ». Jean Asselborn, qui promettait de ne pas devenir la Schwéiermamm, jette-là une pierre dans le jardin de son successeur. Xavier Bettel s’est pourtant déplacé au Proche-Orient en janvier pour rencontrer des représentants de l’Autorité palestinienne et de l’UNRWA, organisation pour les réfugiés palestiniens à qui il a réitéré son soutien (notamment financier) après qu’elle a été accusée par Israël de complicité avec les attaques du 7 octobre. Le nouveau ministre des Affaires étrangères demande maintenant un cessez-le-feu immédiat à Gaza. Mais il est renvoyé par Jean Asselborn dans sa condition d’« ami d’Israël », comme il s’était lui-même désigné en 2016, quand il avait été le premier Premier à se déplacer au siège du gouvernement israélien.

Xavier Bettel (dont la bannière sur Twitter le met en scène devant Non-Violence, sculpture en forme de canon noué trônant devant le siège des Nations unies, organisation qui réclame un cessez-le-feu à Gaza depuis le premier jour) n’a pas twitté pour mettre en garde contre une éventuelle attaque, inévitablement meurtrière, d’Israël sur Rafah. Ses homologues néerlandaise, belge et même allemande (dont le soutien à Israël est inconditionnel) l’ont fait. Un statement de l’UE26 (tous sauf la Hongrie) dans ce sens a suivi ce mercredi. Le débat public demandé par les signataires de la pétition 3023 donnera l’occasion au gouvernement Frieden-Bettel de statuer sur la reconnaissance de l’État palestinien, en vue depuis dix ans. En 2014, le Parlement avait voté une motion dans ce sens. Le CSV s’était abstenu mais avait formulé un projet alternatif de motion copié-collé sur la résolution du Parlement européen statuant sur une reconnaissance de principe. Le texte signé par la majorité et la formule retenue ensuite par Jean Asselborn engagent le Luxembourg à reconnaître « au moment opportun » la Palestine « en tant qu’État souverain et démocratique, d’un seul tenant et viable, sur la base des frontières de 1967, uniquement modifiées moyennant accord des deux parties et avec Jérusalem-Est comme capitale ».

Le moment est-il venu ? Jusqu’à maintenant la diplomatie luxembourgeoise attendait que les États-Unis et une masse critique d’États européens s’engagent collectivement dans ce sens, typiquement l’Irlande, les Pays-Bas, la Belgique, la Slovénie et un grand État qui pourrait être l’Espagne, idéalement la France. Mais tous ou presque s’en contrefichaient, selon Jean Asselborn à son dernier Conseil européen. Au tournant des années 70-80, le Luxembourg de Gaston Thorn avait été l’une des chevilles ouvrières de la déclaration de Venise où avait été décrété pour la première fois le principe de l’autodétermination du peuple palestinien. Aujourd’hui Xavier Bettel ne souhaite pas « préjuger de l’issue » du débat avec le pétitionnaire et les députés. « La question sous objet devra bien évidemment faire l’objet d’une concertation au sein du gouvernement », écrivent ses services au Land. Longtemps au secours des plus faibles et des droits de l’Homme, la diplomatie luxembourgeoise s’abonne-t-elle au minimum syndical ? Même pas. Ce mercredi, le Premier ministre du deuxième pays le plus riche du monde, Luc Frieden, a informé que son gouvernement n’accèdera pas aux demandes de regroupements familiaux de familles gazaouies. Il ne lui paraît pas non plus envisageable de reconnaître la Palestine dans ces circonstances.

Pierre Sorlut
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