Petit abécédaire des communales : A comme autonomie, B comme bottom-up, C comme compétence, D comme déontologie et F comme fusion

Les mystères de l’autonomie communale

Inauguration d’un parc de jeux à Diekirch en septembre 2017
Photo: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land du 21.04.2023

Un bref survol de la presse du XXe siècle (à bord d’eluxemburgensia) en témoigne : L’autonomie communale provoque des irritations, surtout quand elle est exercée par l’ennemi politique. « Die Hauptstärke des Klerikalismus hier im Lande sind die Gemeindefreiheiten », écrit ainsi Der Arme Teufel en 1907. Le Tageblatt critique en 1922 les obstacles communaux contre lesquels bute la construction des conduites d’eau dans le Nord : « Die Gemeindeautonomie muss zurücktreten vor dem höheren Prinzip der Solidarität ». Une année plus tard, le Wort décrit l’électrification du pays et l’obstruction de certains édiles : « Nur wird hier unter der Etikette der ‘Gemeindeautonomie’ allzu viel persönliche Politik gemacht ». En 1961, le président de la SNHBM, Bob Frommes, s’offusque dans les colonnes du Wort : « Die Gemeindeväter würden es sich nicht einfallen lassen, Elektroingenieur oder Chirurg spielen zu wollen. Sie spielen aber allesamt Städteplaner ». En 1987, la publication écologiste De Kéisecker est tiraillée entre ses idéaux de « décentralisation » et de « participation citoyenne » d’un côté, et le besoin d’« intervention étatique » en matière urbanistique de l’autre : « Es liegt auf der Hand, dass die Gemeindeverantwortlichen Schwierigkeiten haben, dem Druck der Privateigentümer zu widerstehen, wenn es um Baulandspekulation geht ». En 2002 dans le Land, le député-échevin André Hoffmann (Déi Lénk) fait l’éloge de l’autonomie communale, tout en concédant que celle-ci « kann auch dazu verführen, sich der Verantwortung, den Aufgaben zu entziehen ». Et d’épingler les communes riches refusant d’investir dans le logement social: « Hier wäre etwas mehr gesetzliche Regelung der sozialen Gleichheit und dem räumlichen Gleichgewicht gewiss förderlich ».

L’autonomie communale, le Syndicat des villes et des communes (Syvicol) l’invoque comme un mantra. Dans une récente circulaire, les juristes du ministère de l’Intérieur tentent de la démystifier. Ils commencent par rappeler que l’État luxembourgeois est « unitaire et indivisible », et que son organisation écarte « toute idée de fédéralisme interne ». Puis de poser la hiérarchie : « Les préoccupations des collectivités locales sont subordonnées à la volonté de l’État ». Les fonctionnaires citent un arrêt de 1919 qui définit la commune comme « un être moral créé par la loi et qui n’existe comme tel que dans les limites tracées par celle-ci ». Une idée que Michel Wolter (CSV) avait résumée en octobre 2002, alors qu’il était ministre de l’Intérieur, dans la Revue : « Es ist ja so – und manchmal sollte man sich den Aufbau des Staates in Erinnerung rufen – dass die Gemeinden bestehen, weil der Gesetzgeber es so will. »

Ayant conservé leurs prérogatives en matière d’eau et d’urbanisme, les communes se retrouvent au centre de deux crises majeures du XXIe siècle, celle du changement climatique et celle du logement. Depuis les années 1990, les édiles édifient des centres culturels, des halls polyvalents et des piscines municipales. Mais ils se voient surtout confrontés à une nouvelle demande des parents : assurer sur le front du pré- et périscolaire. La réforme de l’école de 2009 était restée éminemment vague au sujet des maisons relais, notant simplement que « cet encadrement » sera assuré « par l’école et/ou un organisme d’accueil socio-éducatif agréé par l’État ». Une quinzaine d’années plus tard, de nombreuses communes ne sont toujours pas en mesure d’assurer une place dans une maison relais à tous les enfants scolarisés. Quant aux crèches, les élus locaux ont largement échoué à créer une offre publique conséquente, créant un vide rempli par une nuée de prestataires privés.

Dès 1962, le secrétaire général du CSV, Nicolas Mosar, concédait que les communes ne seraient « souvent pas capables » de remplir pleinement leurs missions : « Abwesenheit von geschultem Personal macht dann ein Zurückgreifen auf den Staat unumgänglich ». Sur le dernier quart de siècle, ce qui constituait le cœur de leurs missions s’est érodé. En 2018, les communes abandonnent à l’État les services d’incendie et de sauvetage. Alors qu’elles peinaient à en assurer le fonctionnement, cette rupture du « lien organique » fut ressentie comme un soulagement. En 1999, la police fusionne avec la gendarmerie, marquant l’achèvement de l’« étatisation » de la force publique. Le Conseil d’État s’émeut alors de cette « nouvelle entorse au principe de l’autonomie communale », qui enlèverait « toute compétence » aux bourgmestres en matière de police locale, « notamment sur le plan opérationnel ». Parmi les 19 communes qui disposaient de commissariats, la Ville de Luxembourg aura le plus de mal à accepter cette perte. Le DP sera la seule fraction à s’opposer au principe même de la fusion. En avril 1999, Lydie Polfer monte donc à la tribune parlementaire pour mener la charge. Elle dénonce « le problème de la sécurité » qui serait « bagatellisé ». La députée-maire libérale se défend d’en faire « un sujet de campagne électorale » (1999 était déjà un Superwaljoer), puis de déclamer : « Ech schwätzen hei net am Numm vun der DP, ech schwätzen hei am Numm vun all deene Leit, déi an all deene Jore vill matgemaach hunn, wa se cambrioléiert gi sinn, wa se attackéiert gi sinn. » En juin de la même année, Polfer triomphe aux législatives et devient ministre. (Elle charge Paul Helminger d’assurer les arrières aux communales quatre mois plus tard.) En 2023, le DP veut « œuvrer à la réinstauration d’une police communale », tout comme le promettent le CSV et l’ADR. Éternel retour de la question sécuritaire.

En 2009, Mady Delvaux-Stehres réduit l’emprise communale sur l’éducation primaire. La ministre socialiste de l’Éducation place les institutrices et les instituteurs « sous la seule autorité de l’État » et les intègre dans « le corps national du personnel de l’enseignement ». Le Syvicol se réjouit de ce que l’État reprenne intégralement le traitement des enseignants, tout en regrettant « l’érosion du pouvoir décisionnel des autorités communales dans le domaine scolaire ». Depuis 1912, les instituteurs étaient nommés par les conseils communaux et subordonnés hiérarchiquement aux bourgmestres. Les communes restent aujourd’hui en charge de la construction et de l’entretien des immeubles, tout comme de l’organisation scolaire. Mais dans la pratique, celle-ci est souvent dominée par les usages informels de la communauté enseignante. Dès 2009, le Syvicol avait affiché son scepticisme vis-à-vis du système « bottom-up » des comités d’écoles, doutant de la capacité de ses présidents-enseignants de gagner « le recul et l’objectivité nécessaires » pour prendre des décisions concernant leurs pairs. Le lobby des maires proposa de faire ce que font tous les pays-voisins, c’est-à-dire installer des directeurs d’écoles. Le compromis actuel s’avère bancal. En tant que supérieurs hiérarchiques, les directeurs régionaux tentent, avec plus ou moins de succès, de s’imposer face aux comités d’écoles. Une éventuelle extension de l’alphabétisation en français posera la question de l’allocation des ressources, accentuant la tension entre autogestion corporatiste et contrôle centralisé. Tandis que certaines grandes communes font une politique d’éducation proactive, utilisant au maximum leur marge de manœuvre, une multitude des petites communes se bornent à entériner les décisions des comités d’école. Elles ne se sentent aucune envie d’entrer en conflit avec les enseignants, groupe de pression puissant.

Des commissariats de police aux casernes de pompiers, les maires ont cédé, bon gré mal gré, une partie de leurs compétences historiques à l’État. Leur refus obstiné de fusionner aura accéléré ce délitement, en figeant les communes dans le temps. Le Land avait lancé le débat dès 1969. Sous le slogan « 25 Gemèngen gin dur ! » (les règles orthographiques étaient moins strictes), l’hebdomadaire fustige une « heillose Parzellierung » et une « zersplitterte Kommunalstruktur ». Cartes à l’appui, le journaliste Rosch Krieps propose une « kommunale Flurbereinigung ». Selon cette reconfiguration rêvée, la capitale finirait entourée de deux grandes communes périphériques : « Luxembourg-Ouest » et « Luxembourg-Est ». La première allant de Leudelange à Steinsel ; la seconde de Niederanven à Hesperange. En juin 1976, le gouvernement libéral tente de concrétiser une grande restructuration territoriale. Il affiche l’objectif d’une réduction du nombre de communes de 126 à 39. Sur le papier, ce « schéma » ne manque pas d’audace : Esch-sur-Alzette jointe à Schifflange et Mondercange ; Hesperange perdant Howald (au profit de la Ville) mais gagnant Contern et Weiler-la-Tour ; Bettembourg fusionnant avec Roeser et Frisange ; la commune de Kopstal divisée en deux, la partie basse revenant à Mamer, la partie haute à la Ville.

Ce plan aurait abouti à l’abolition de 87 postes de maires, et créé autant de rancunes. Le gouvernement ne semblait pas vraiment croire en son propre plan. En tout cas, il ne s’en donna pas les moyens. « Voraussichtlich bis 1980 auf freiwiliger Basis », titra le Wort. « Ob nach 1980 zwangsfusionniert wird, das zu entscheiden, bleibt der nächsten Regierung vorbehalten », nota le Land. Les édiles en tirèrent les conclusions, et ne bougèrent pas d’un iota. Vingt ans plus tard, Michel Wolter tente une nouvelle offensive, d’abord comme ministre de l’Intérieur, puis comme président de la commission spéciale « réorganisation territoriale ». En 2005, le Cercle Joseph Bech, présidé alors par un jeune loup du CSV nommé Frank Engel, lance un autre pavé dans la mare, plaidant pour une consolidation du nombre des communes à 46.

Les 102 communes ont réussi à défendre leur souveraineté en matière d’urbanisme. Les maires y tiennent, il s’agit là du noyau de leur pouvoir. Les projets de loi sur l’impôt de mobilisation et la taxe sur les logements vacants constituent un début timide de transfert de compétences vers l’échelon national. Miraculeusement sorti indemne de l’examen du Conseil d’État, l’article 29bis du Pacte Logement 2.0 marque une autre petite rupture, forçant les communes à revoir à la hausse leurs coefficients de densité. Sans surprise, le Syvicol s’y opposa « formellement », invoquant l’autonomie communale. À la commission parlementaire du Logement, le député-maire de Hesperange, Marc Lies (CSV), craignait que « les logements avoisinants perdent de valeur, si les bâtiments nouveaux seront à densité plus élevée ». L’autonomie communale sabote toute tentative sérieuse d’aménagement du territoire. Les plans directeurs ne sont que des « documents d’orientation », non-contraignants, et sont accueillis comme tels par les 102 Petits-Duchés de Luxembourg.

Ce pouvoir a un prix. Pour chaque autorisation de construire accordée ou refusée, les maires engagent personnellement leur responsabilité civile et pénale. Afin de planter un paratonnerre au-dessus de leur tête, le ministère de l’Intérieur propose d’introduire la responsabilité pénale des communes. Un bourgmestre qui « par négligence ou imprudence » signe une autorisation contraire à la loi ne pourra donc plus être poursuivi, lit-on dans un projet de loi déposé en juillet. À l’aube des prochaines élections, la ministre de l’Intérieur, Taina Bofferding (LSAP), entend ainsi calmer « l’inquiétude grandissante » du secteur communal et renforcer « l’attractivité des mandats locaux ». Pour éviter que ce mécanisme, copié sur le voisin belge, ne soit interprété comme un chèque en blanc, le projet de loi précise que les édiles pourront toujours être poursuivis pour des infractions commises de manière « volontaire et intentionnelle ». (Les annales communales du dernier demi-siècle regorgent en effet d’affaires de corruption, le plus souvent liées à des projets immobiliers.) La solution proposée ne satisfait qu’à moitié le Syvicol qui milite depuis plus de vingt ans pour une meilleure protection des élus. Ce ne serait pas un « remède » fiable à cent pour cent, lit-on dans son avis. La responsabilité de la commune devrait se substituer « d’office » à celle du mandataire. Sauf si on pourra reprocher à celui-ci une faute personnelle « détachable de l’exercice de son mandat ».

Taina Bofferding voit dans le Code de conduite un moyen pour l’élu local « de se mettre à l’abri des rumeurs ou spéculations éventuelles qui peuvent surgir au sujet de ses intérêts ». Si le projet de loi était voté, les conseillers communaux devraient remplir deux déclarations, l’une détaillant leurs revenus professionnels, l’autre leur patrimoine immobilier détenu sur le territoire de la commune (ainsi que celui de leur partenaire). Le Syvicol s’oppose « avec vigueur » à la première et exprime des « réserves » par rapport à la seconde proposition. Alors que les déclarations de revenus seront publiées en ligne, celles détaillant les propriétés immobilières seront pourtant traitées avec beaucoup plus de pudeur. Seuls les conseillers communaux auront le droit de consulter ces documents, qui ne « peuvent être copiés, reproduits, distribués ou publiés ». Au Luxembourg, rien de plus intime que l’immobilier.

Bernard Thomas
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