Rock around the clock

d'Lëtzebuerger Land du 20.12.2024

C’était Noël avant l’heure pour les amateurs de rock indé la semaine passée. Une déferlante de guitares s’est abattue sur le pays. Le marathon commença mercredi aux Rotondes, où se produisait Honeyglaze, trio londonien provenant de la galaxie Dan Carey (producteur aux goûts inattaquables : Squid, Kae Tempest, Fontaines D.C…), à l’aube d’une belle carrière au vu d’une discographie déjà impeccable après deux albums. Real Deal, leur seconde plaque, toute chaude, les fait s’échapper progressivement d’une adolescence rêveuse et brouille les pistes, explorant aspects légèrement bruitistes tout en conservant ces mélodies douces-amères qui les ont révélés.

Cette intensité tout en retenue les distingue de leurs contemporains. On trouve dans leurs compositions un équilibre entre introspection et explosivité, dont la traduction scénique se fait de manière classieuse, en grande partie grâce à la voix enchanteresse d’Anouska Sokolow. Elle n’hésite pas à évoquer sa vulnérabilité, abordant des thèmes liés à la fragilité, l’identité ou encore la complexité des relations humaines.

Deuxième étape, direction la Kulturfabrik qui accueillait vendredi DIIV, quatuor de Brooklyn dorénavant établi, qu’on avait découvert sur la scène du Carré Rotondes en 2012. Les New-Yorkais sont venus défendre leur quatrième album Frog in Boiling Water, le plus explicitement politique de leur discographie. Un aspect renforcé visuellement durant le concert, via des vidéos décalées, parodies de publicités niaiseuses pour des produits dont on n’a pas besoin, des clips où un quadragénaire en chemise-cravate vend « une soirée qui promet de transcender l’ordinaire » lors d’un événement qui n’est « pas qu’un concert, mais un voyage transformateur, un moment charnière de votre vie ». Une manière aussi loufoque qu’audacieuse de renforcer la critique du capitalisme omnipotent. Les vidéos se muent en karaoké sur certains morceaux, un karaoké à l’humour noir assumé lorsque l’écran affiche « America is the great satan ».

D’un côté purement musical, malgré les cures de désintoxication et les changements de lineup, il est indéniable que DIIV s’est imposé depuis une douzaine d’années comme l’un des piliers du rock contemporain, atteignant un niveau de notoriété inattendu en explorant imperceptiblement de nouvelles textures, quelque part à la croisée du shoegaze, de la dream pop et du rock ‘90s. Il est probable que la moitié du public présent écoutait encore de la pop acidulée au moment de la sortie du premier album du groupe, Oshin, ce qui n’en rend que plus grande la performance d’avoir réussi à construire une telle fanbase à une époque où les guitares jouent dans l’ombre de courants musicaux plus urbains. Au bout d’une prestation impeccable d’une heure et demie, c’est le brûlot Doused, qui envoya une dernière décharge d’énergie au public. Un hymne générationnel qu’on classerait volontiers parmi les dix morceaux du siècle.

La ligne d’arrivée de cette course musicale était à nouveau à chercher des Rotondes où l’Atelier avait convié les très hype Sprints. Le quatuor dublinois, mené par la charismatique Karla Chubb, s’est forgé une solide réputation scénique, et s’il a indéniablement profité de l’appel d’air créé par ses compatriotes de Fontaines D.C., c’est plutôt du côté d’Idles qu’on ira chercher les comparaisons. L’album Letter to Self, sorti sur l’über-cool label berlinois City Slang fait la part belle à leur son garage-punk mais n’offre qu’une facette du talent du groupe.

C’est réellement sur scène que la magie opère. Pendant une bonne heure, la joyeuse bande ne nous a laissé que peu de moments de répit, dégageant une intensité enivrante, une puissance complètement maîtrisée, une théâtralité pas du tout forcée. Pas étonnant pour un groupe ayant arpenté les scènes de façon compulsive lors des cinq dernières années. Leur son brut et leurs textes inspirés dévoilent sans déni l’anxiété d’une jeunesse revendicatrice, évoquant la lutte des femmes pour l’autonomie de leur corps, parlant de sexualité libre, ou encore conspuant les politiques désuètes d’un monde dépassé. Sur l’ampli du bassiste Sam McCann trône fièrement un drapeau palestinien bardé du slogan « Saoirse don Phalaistín », littéralement « Liberté pour la Palestine » en Gaélique, comme pour rappeler que l’Irlande est aux avant-postes de la reconnaissance palestinienne aujourd’hui en Europe.

Au bout de cette décharge électrique triphasée, une constatation s’impose : la scène rock est bien vivante, dans toute sa diversité, des riffs les plus accrocheurs aux mélodies les plus envoûtantes. Et pour ceux qui en doutaient encore, il y a de bonnes chances que les talents les plus prometteurs passent par les Rotondes.

Sébastien Cuvelier
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