Films made in Luxembourg à Cannes

Des beaux récits qui boitent

d'Lëtzebuerger Land du 23.05.2014

C’est la première fois que la ministre de la Culture Maggy Nagel (DP) a l’occasion de monter les marches du festival de Cannes à l’occasion de la présentation de la co-production luxembourgeoise Amour Fou de Jessica Hausner dans la section Un certain regard. Dans la salle sont également présents ses homologues autrichien et allemand, Josef Ostermaier et Monika Grütters, les deux autres pays coproducteurs du film. La ministre souligne que le film luxembourgeois a gravi à son tour de nombreuses marches ces dernières années, un élan que le gouvernement actuel entend continuer à soutenir dans le futur. Si la rencontre avec l’Ulpa (Union luxembourgeoise des producteurs audiovisuels) est le rendez-vous annuel cannois bien rodé qui vise surtout le côté industriel du monde du cinéma luxembourgeois, avec notamment les coproductions internationales, l’attention que la ministre entend apporter aux créatifs luxembourgeois, à savoir les auteurs et compositeurs, est nouveau.

Le maintien du régime de l’artiste indépendant et de l’intermittent du spectacle sécurise financièrement non seulement les artistes et les auteurs, mais également les techniciens pendant leurs périodes d’inactivité involontaire. La nouveauté réside en un système d’aide directe qui sera mis en place afin de permettre aux auteurs du pays de soumettre leurs projets au Filmfund sans devoir passer dans un premier temps par un producteur. L’aide directe sera incluse dans le nouveau projet de loi sur l’audiovisuel qui doit être avisé par le Conseil d’État la semaine prochaine.

Cette aide d’écriture directe permet aux auteurs de développer dans leur coin un traitement d’une vingtaine de pages, voire une première continuité dialoguée du scénario dans son ensemble. Ceci leur confère par la suite plus de poids face au producteur que l’auteur rencontrera dans un deuxième temps avec une proposition de scénario concrète sous le bras. Le temps d’écriture financé augmentera ainsi afin de faciliter une amélioration de la qualité artistique des projets sur le papier. Si le scénario gagne en importance, le risque de financer exclusivement des histoires irréprochables sur le plan de la dramaturgie classique, validés par des toubibs en scriptdoctoring qui prétendent avoir découvert le Graal du scénario parfait à la formule mathématique invincible, est un danger latent. Nombreux sont les films dans la compétition officielle cannoise qui gagnent en originalité par les libertés que les auteurs se sont permis avec la dramaturgie classique, en créant des œuvres aux propositions fortes, mais forcément subjectives et discutables, et qui demeurent au final une question de goût et d’envie.

Certains films en compétition se démarquent par le choix d’une structure narrative se rapprochant de la chronique. Timbuktu, film choral africain d’une ville malienne envahie par des extrémistes religieux, convainc en dépeignant l’infiltration progressive d’une violence absurde au nom d’un idéal religieux irrationnel et incohérent qui s’installe progressivement dans le quotidien des gens. Quant à Turner, la tragi-comédie de Mike Leigh, il s’agit d’une ample étude de caractère du peintre romantique ainsi que d’une étude de mœurs du XIXe siècle sans pour autant déboucher sur un climax ou un dénouement particulier. Le biopic de Bertrand Bonello sur le génie Yves Saint Laurent est à son tour une chronique baroque de la vie de débauche du couturier français et plonge le spectateur dans un feu d’artifices visuel tout en présentant narrativement le même refus de la dramaturgie classique que le film de Leigh. Alors que The Captive d’Atom Egoyan, un thriller psychologique sur un couple qui se fait enlever sa fille par un réseau de pédophiles à la communication hautement cryptée, demeure la contribution scénaristique la plus ficelée de la compétition, bien qu’elle déçoit par certains ingrédients qui enfoncent des portes ouvertes du genre. Le film à sketches argentin Relatos Salvajes est un agencement de saynètes comiques improbables doté d’un humour absurde fastfood. La finesse psychologique est atteinte dans Foxcatcher de Bennett Miller, un film qui opte pour deux points de vue : si l’histoire démarre dans la perspective du jeune catcheur qui se fait recruter par l’homme le plus riche des États-Unis afin de gagner la médaille d’or aux prochains Jeux Olympiques et combler par ce biais la frustration de ce catcheur amateur, il balance progressivement dans la perspective maladive de ce dernier, qui ne tarde pas à recruter le grand frère comme coach pour combler ses propres lacunes dans le domaine.

Caractérisées comme narrations boiteuses par les uns, défendus comme chefs d’œuvres du septième art par les autres, l’ensemble des films en compétition relève de narrations qui échappent à l’analyse mathématique d’un scriptdoctor, puisqu’elles sont le fruit d’un esprit humain auquel la perfection échappe.

Thierry Besseling
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